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Regard sur une exposition et son catalogue.

Bourbonnais, baroque?

Souvigny, jusqu’au 11 novembre 2009




Mise en ligne le 12 octobre 2009; retouche, juin 2015.

Ci-contre : R. Vuibert, Peintures du plafond de la chapelle de la Visitation de Moulins (Allier)



Le point d’interrogation du titre est bien venu. Il suppose une question - y-a-t-il une réalité baroque en Bourbonnais? - et laisse au visiteur le soin d’y répondre. Il se peut aussi qu’il provienne de l’insatisfaction de n’avoir pu mener intégralement un projet plus ambitieux, abandonné en raison d’exigences sans commune mesure avec la réalité des besoins, imposées par les instances patrimoniales. Il faut encore tenir compte de la modestie des organisateurs, Annie Regond et Henri Delorme, qui soulignent volontiers le temps de préparation court pour ce faire. Il faut donc prendre l’exposition comme la préface aux recherches dont le catalogue témoigne plus complètement.

Puisque la présentation incarne une question, il faut tout d’abord dire qu’elle est fort bien posée, et ne néglige aucun des aspects de la culture baroque : peinture, sculpture, architecture, littérature et musique tissent une toile de fond qui témoigne de son activité. Pour les arts visuels, elle s’appuie sur un constat : en plein milieu du XVIIè siècle, des artistes comme Rémy Vuibert, Thibault Poissant, les frères Anguier travaillent sur place, à Moulins, notamment. Affaire de circonstances? Des recherches s’imposaient.

Poser la problématique.

Certes, la période des troubles parisiens de la Fronde arrête bien des chantiers vers 1650-1653, et les artistes qui se tournent vers la Province, y compris pour s’y retirer en attendant l’apaisement et obtenir des commandes locales, ne sont pas rares. Encore fallait-il quelque puissant soutien, un projet ambitieux ou des opportunités solides, et surtout des commanditaires assez riches pour nourrir cet intermède. De ce point de vue, le Bourbonnais, région d’origine des Bourbons sur le trône de France depuis Henri IV pouvait laisser augurer des perspectives intéressantes - et le décor de la Visitation, dont les peintures de Vuibert viennent d’être restaurées, en donne l’éclatante démonstration.

Je connais bien ce genre de problématique : voilà une région sur laquelle on peut réunir une solide documentation concernant des décors qu’elle a pourtant reçus à une époque durant laquelle on ne lui connaît pas de foyer actif et rayonnant. C’est le type de travail que j’ai conduit dans le cadre de ma thèse de doctorat, à propos de la peinture en Brie au XVIIè siècle - ou plutôt “Peintres et mécènes en Brie au XVIIè siècle”.


Le vampirisme parisien n’a pas empêché les régions de continuer à se doter des éléments les plus modernes de l’art : elles se fournissaient aux foyers plus ou moins proches - Le Puy, par exemple, avec Guy François et son atelier, représenté à Souvigny (ci-contre) - ou à Paris, particulièrement à partir du développement de l’Académie royale. Il y aurait une grande étude à faire de ce point de vue sur la clientèle provinciale de l’institution, les chantiers royaux ne pouvant suffire à l’activité de ses membres. On pressent toutefois que la volonté centralisatrice du pouvoir de Louis XIV que manifestent l’ancrage de la Cour à Versailles et la refondation de l’Académie en est le ressort principal, drainant la clientèle provinciale des artistes vers la capitale du royaume.

Le catalogue restera le témoignage essentiel, comme toujours, de cette exposition et le travail explicatif qu’il fournit est rigoureux et convaincant. On perçoit tout de même très bien à Souvigny certains fils de la trame, judicieusement suggérés par la scénographie et la sélection des objets et oeuvres présentés.

La transversalité de la thématique baroque s’incarne dans le thème de Panthée. Blaise de Vigenère, natif du Bourbonnais, traduisant Philostrate, a contribué à diffuser son histoire, également développée par une autre natif de la région, Claude Chavigny de Blot.
Pour la peinture, sont présentées celle de La Hyre du musée de Montluçon, superbe “turquerie”, et une autre en mains privées, au sombre et rustique caravagisme, attribuable à l’atelier de Guy François. Ce dernier tableau est lié à une Judith (ci-contre) de même main par le thème des “Femmes fortes” cher à un siècle qui a connu deux longues et tumultueuses périodes de pouvoir exercé par les Reines-mères Marie de Médicis et Anne d’Autriche. Or on peut trouver en Haute-Loire un ensemble à l’iconographie semblable intégrant les deux effigies, celle de Panthée étant plutôt rare, et pareillement issu de l’atelier de Guy François. On peut penser que l’un ait suscité l’autre mais l’information manque sur le contexte de leur commandes pour savoir ce que cette diffusion d’un artiste et d’un thème peut avoir de significatif.

Il en va de même pour Antoine de Laval, auteur bourbonnais adoptif depuis qu’il avait été nommé capitaine et garde du parc du château du Roi de Beaumanoir-lès-Moulins, en 1571 - et jusqu’à sa mort dans son château proche Moulins. Il écrivit son plaidoyer en faveur de l’ornement des maisons royales par des galeries de portraits dynastiques et le dédia en 1600 à Henri IV. C’est à Souvigny que j’ai réalisé toute la cohérence de sa démarche, adressée au roi inaugurant la lignée des Bourbons dans les circonstances que l’on sait, et qui pouvait être en quête d’une légitimité à exposer par les arts. La Petite galerie du Louvre décorée par Jacob Bunel et Marguerite Bahuche peu après est au fond la conséquence d’une invitation bourbonnaise...


L. de La Hyre, Panthée captive, Montluçon, musée, détail


Atelier de Guy François (F. Lombard?), Judith,
Coll. part. (très médiocre cliché de votre serviteur, invité au drame)

Parmi les curiosités et les apports de l’exposition il me faut signaler un ouvrage évoquant les Antiquitez du Prieuré de Souvigny, datée de 1610 et ornée d’un frontispice élégamment maniériste gravé (et inventé?) par Gabriel Sève. Celui-ci était le grand-père de Gilbert l’aîné, et Pierre le jeune, nés à Moulins, futurs académiciens, le premier participant même à la fondation de l’institution en 1648 et travaillant notamment sous Charles Errard à Fontainebleau, le second semblant avoir fréquenté le même atelier (à voir ses peintures au Louvre).

La part consacrée à l’architecture n’est pas à négliger et confirme l’intérêt, en la matière, des maquettes, que l’on peut d’ailleurs prolonger au dernier étage du musée. La diffusion des modèles “classiques” est habilement mise en scène. Le Moïse sauvé des eaux (ci-contre) d’Yzeure de la maison des champs des Jésuites en est une autre illustration, honnête reprise d’une composition inspirée de Poussin, ou peut-être plus particulièrement d’un Nicolas Loir, selon le type de la fille de Pharaon, notamment. Signalons aussi la reconstitution du baldaquin de l’église prieurale de Souvigny, au “baroque” tempéré.

Il faut y ajouter une section musicale que je ne me sens pas suffisamment compétent pour commenter, sinon dire qu’elle est parlante.
Et tout cela avec les moyens du bord. De l’aveu même des organisateurs, le lien entre ce qui est présenté et le Bourbonnais est parfois lâche. On ne sait comment sont arrivées en Bourbonnais les peintures de La Hyre, aujourd’hui à Montluçon, ou de Grebber, conservée à Cusset, proposant la glorification de Haarlem sous l’aspect d’un épisode des croisades, comme le tableau du Franshalsmuseum. Le premier s’inscrit du moins dans la culture littéraire de la région; et le second mérite tout autant le déplacement...

Moïse sauvé des eaux, provenant des Jésuites d’Yzeure


Pieter de Grebber, Épisode du siège de Damiette, 1643,
Cusset, Musée des Souterrains


Confirmation en forme de compléments.

Jean Boucher, Couronnement de la Vierge, Chamblet, église Saint-Maurice

Pour tout de même aviver les regrets et souligner combien la conservation à tout crin peut nuire à la mise en valeur du patrimoine, il me faut signaler une probable découverte d’importance née de la lecture du catalogue : le Couronnement de la Vierge publié page 87, absent de l’exposition, est presque certainement une peinture de Jean Boucher.

La partie supérieure est sans doute la plus caractéristique de ce point de vue, tant par les formes évoquant la sculpture sur bois, les types échevelés ou le coloris; la partie inférieure présente un saint François d’Assise reconnaissable aux stigmates, agenouillé de façon assez semblable au moine dessiné, exposé par Jacques Thuillier en 1988 à Bourges sous le n°D27. Cette feuille prépare le mage agenouillé de l’Adoration de Josnes traitant le sujet comme une sainte conversation à la Bellini. On saisit au passage la source d’inspiration italienne de la Vierge à l’Enfant de Blois, de 1627.

Le commanditaire, Nicolas Jehannot de Bartillat (né vers 1575), sera inhumé dans l’église des Cordeliers de Montluçon, où se trouvait peut-être, avant la Révolution, ce tableau. La même ville conserve dans l’église Notre-Dame une Assomption qui me semble également inédite, et qu’il faut sans doute rendre au maître de Bourges : on retrouve notamment dans le registre supérieur le parti choisi pour le tableau de même sujet (mais sans apôtres) du Puy-Notre-Dame. Le traitement sculptural des volumes comme le coloris sont pareillement concordants.

J. Boucher, Assomption, Montluçon, église Notre-Dame
(avec statue de Vierge grisée)






Je me permets d’apporter encore d’autres pierres à l’édifice, soulignant la pertinence de ce genre d’approche et justifiant le soutien que je souhaite lui apporter ici. À deux pas de l’exposition, l’église prieurale, chef d’oeuvre de l’art roman, renferme une peinture de grandes dimensions en mauvais état, représentant La Vierge et l’Enfant, sainte Rose, saint Pierre et saint Paul dans laquelle la sainte est couronnée de fleurs par Jésus. Avec beaucoup de précaution étant donnée la difficulté de lecture, il me semble possible d’en rapprocher l’art de Jacques Blanchard.

La partie supérieure de la toile est occupée par une gloire d’anges comparable à celle accompagnant la Vierge dans l’Assomption de Cognac (1629), en particulier les deux grands anges dont elle varie légèrement les gestes. Le type féminin de la Vierge comme de Rose, celui de l’Enfant, ceux virils des apôtres, l’arrangement des vêtements, les attitudes des anges comme de la sainte agenouillée, le balancement des corps, tout renvoie au langage de Blanchard. L’iconographie, avec la présence des saints Pierre et Paul, dédicataires de l’édifice, plaide en faveur d’une présence ancienne de l’oeuvre en ces lieux, voire à une commande qui lui soit destinée. Il me paraît donc éminemment souhaitable que la peinture soit protégée au titre des Monuments Historiques et restaurée, afin de pouvoir vérifier l’hypothèse de l’attribution.


Jacques Blanchard? Sainte Conversation,
Souvigny, église Saint-Pierre-Saint-Paul

Retouche, juin 2015
Par Didier Rykner, et La tribune de l'art, j'ai appris que Guillaume Kientz est parvenu en 2011 à la même proposition en faveur de Blanchard, qu'accepte également Guillaume Kazerouni. Gageons que cela contribuera à soutenir le projet de sa restauration.

S.K.


Une autre peinture des environs, conservée par l’église de Bourbon-L’Archambault, mérite pareille attention. Elle représente la Déploration du Christ ou plutôt une Mise au tombeau à laquelle assiste sainte Véronique, dont l’attribut est tenu par un angelot dans les airs, et un autre personnage moins identifiable. Ni la Vierge, ni la Madeleine, ni saint Jean ne sont présents alors que le vol d’un ange ressemblant à une renommée sonne, si j’ose dire, comme une incongruité.
L’ensemble du tableau fait une impression étrange, en fait. Des ruptures de proportion, des dispositions flottantes impliquant une perception perturbante des anatomies suggèrent un travail désinvolte d’assemblage d’éléments empruntés. En revanche, le métier semble sûr et le coloris appartient au milieu du XVIIè siècle.

Il m’a été aimablement signalé par Paola Bassani Pacht (l’église renferme également un Vignon...) comme pouvant être de Jean Senelle. Nous sommes en effet devant l’ouvrage d’un artiste connaissant l’art de Vouet, tout en étant adepte de la licence de “Précieux” comme Vignon. La sainte peut être comparée aux grands anges du tableau de Bazoches-Vauban, dans le Morvan - exemple de ce que Senelle pouvait faire à partir de modèles gravés -; le personnage derrière elle propose un profil assez caractéristique, et les drapés sont à rapprocher des oeuvres les plus tardives de l’artiste, à situer dans les années 1650.

Avec le tableau morvandiau et l’Adoration des mages d’Augnat, nous aurions un petit ensemble tardif à destination du centre de la France. On sait, puisque une peinture plafonnante de sa main sur support mural subsiste à Bazoches, qu’il a certainement séjourné loin de Paris dans la dernière période de sa vie. Ce fut certainement après la Fronde qu’il paraît avoir passée principalement à Meaux où il est signalé en 1649-1650, voire après 1654, année au cours de laquelle il passe encore marché à Paris pour le reposoir de la Place Royale. L’artiste voyageait volontiers, puisqu’au gré des commandes, on le retrouve également à Orléans (vers 1638-1639) et Chartres (en 1640).

Que cette attribution soit confirmée ou non par un examen dans de bonnes conditions, cette peinture s’inscrit vraisemblablement parmi les témoignages de la production artistique pour la région à l’époque baroque. Elle incite décidément à poursuivre l’enquête, en espérant que les instances patrimoniales se prêteront désormais de meilleures grâces à sa conduite et à sa présentation.

Sylvain Kerspern, Melun, le 12 octobre 2009


Jean Senelle? Mise au tombeau,
Bourbon-L’Archambault, église



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