Sylvain Kerspern - dhistoire-et-dart.com
Jacques Stella par Jacques Thuillier.

Autres épisodes : I. Biographie - II. Catalogue. Autour des camaïeux romains. - De Rome en France. - Minerve et les muses et Clélie.

Table de la rubrique Fortune critique - Table générale

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II. Livre en main :

le catalogue des oeuvres

Autour du Mariage de la Vierge.


Mise en ligne le 30 juillet 2008

Mariage de la Vierge Toulouse, Musée des Augustins.


Saint Joseph et l'Enfant tenant un lys,
gravure de Rousselet (p. 108)

et

Le Mariage de la Vierge (p. 112-114).

Mis en ligne le 30 juillet 2008


La typologie du saint, le drapé ample et rond - réponse à celui de Vouet -, comme le type enfantin dans la gravure de Gilles Rousselet sont à rapprocher d'un certain nombre de témoignages de la première période française de l'artiste : pour s'en tenir aux repères datés, les peintures pour Saint-Germain, en particulier le Saint Louis de Bazas, ou la Nativité de 1639. Déjà dans cette dernière, la recherche de mesure amenant discipline et géométrie s'éloigne de ce que l'on pourrait appeler une certaine opulence du dessin. La comparaison avec le retable des Andelys, qui reprend le type physique de Joseph, est encore plus tranchante sur ce point.

Le profil de Joseph est manifestement identique à celui présent dans le carton de tapisserie du Mariage de la Vierge, tandis que l'Enfant évoque irrésistiblement ceux du Saint Louis, confirmant la cohérence d'une datation, pour la peinture de Toulouse, dans les premières années françaises. Comme moi, Jacques Thuillier dissocie le paiement pour la réalisation de la tapisserie de l'exécution du carton qui la prépare. Témoignant du statut inabouti de sa monographie, le commentaire et la place dans le catalogue ne sont pas tout à fait en accord. Le carton voit son exécution avancée de quelques sept ans (vers 1643) dans le corps de la notice mais est abordé après la Nativité de Barnard Castle (1639), à la suite d'ouvrages exprimant une dévotion pour saint Joseph que le professeur rattache à la naissance de Louis-Dieudonné (1638), futur Louis XIV, et avant les gravures de thèse de 1641-1643 ou le retable des Andelys (1641-1642). L'hypothèse d'une situation vers 1640 a donc été envisagée, sans doute parce que c'est alors que sont livrées les deux premières tapisseries sur des modèles de Champaigne, le 13 novembre.

J'ai déjà souligné à plusieurs reprises, et dernièrement dans ma recension pour La Tribune de l’art ou à propos d'une peinture inédite de Nicolas Prévost, qu'il fallait le placer tôt dans la carrière française. Tout y concourt, en fait : les éléments stylistiques sur lesquels je ne reviens pas en détail ici, et les documents. Dès le 3 avril 1638, Michel Le Masle annonce une tenture de quatre pièces dont le véritable responsable était certainement le cardinal de Richelieu, le chanoine étant son secrétaire; soit celles livrées en 1640 (dont une prise en charge par un autre secrétaire du Cardinal), et deux autres sujets qui ne peuvent qu'être le Mariage de la Vierge (troisième pièce chronologiquement livrée) et L’annonciation (qu’il est impensable de ne pas voir figurer dans un ensemble dédié à la Vierge), ce qui réunit les quatre premiers épisodes de la vie de la Vierge telle qu’elle se déroule dans la tenture.

Je suis enclin à penser que le quatrième sujet devait également être réalisé par Stella, donnant pleine cohérence iconographique et stylistique à l’ensemble. Mais l’artiste semble accaparé par les grandes commandes pour le roi (à Saint-Germain, Madrid et Brissac), pour le cardinal (Libéralité de Titus pour le château du Poitou, assurément) ou pour Sublet de Noyers (deux retables pour le Noviciat des Jésuites, frontispices pour l’Imprimerie royale...). À la différence de Champaigne, Stella ne délègue pas et son art ne demande pas moins d’attention que celui du Bruxellois. La mort de Richelieu en 1642 a sans doute conduit à revenir sur l’idée initiale.

Michel Le Masle pourrait s’être servi du quatrième sujet pour évaluer Charles Poerson, à qui aura été confié l’important complément de dix pièces dont le chanoine semble avoir assumé seul, cette fois, l’intention. On se souviendra, notamment, que le peintre avait participé à une autre commande liée au cardinal, celui de la galerie des Hommes illustres au milieu des années 1630, auprès de Vouet et de Champaigne, précisément. Il a beaucoup travaillé pour la tapisserie (en collaboration, apparemment, avec Michel Corneille, qui pourrait l’avoir épaulé pour certains sujets de la tenture) et devait être plus disponible voire abordable que notre homme. Lequel, à ce moment, semble poser le cadre de ses dernières années, en installant sa mère auprès de lui, au Louvre; bientôt, sa soeur Françoise (marraine à Paris dès février 1645), restée célibataire, et les neveux et nièces les rejoindront.

On n’a peut-être pas tiré tous les enseignements des bordures. Sur une même trame, chacune des trois premières tapisseries en présente une différente dans le détail. Le Mariage et la Présentation montrent une continuité de style du sujet à son entourage. Pour le carton du Lyonnais, on en rapprochera notamment les angelots de La nativité de Lyon (1635) et ceux du frontispice pour les Oeuvres de saint Bernard publiées par l’Imprimerie royale en 1640, dont le dessin est conservé à l’Istituto Nazionale di Archeologia e Storia dell’Arte de Rome.

La bordure pour la Naissance, premier sujet du cycle, est reprise pour les dix tapisseries supplémentaires, avec des variantes pour un des camaïeux latéraux et dans le sens de la trame générale - en fonction de la haute ou basse lisse? Si l’on considère que Charles Poerson est l’entrepreneur de ce copieux complément (quand bien même il aurait fait appel à son condisciple Corneille), on pourrait supposer qu’il en est l’auteur et envisager qu’il ait repris la suite sur la foi de son travail d’encadrement. Ceci dit, il serait audacieux de déclarer que le type enfantin revient bien à Poerson plutôt qu’à Champaigne, ici. À dire vrai, je pense même le contraire : au fond, la différence sensible entre les deux bordures de la Naissance de la Vierge et de sa Présentation est comparable à ce que l’on constate pour les sujets qu’elles entourent.

J. Stella, Nativité, 1635. Huile sur toile, Lyon, Musée des Beaux-Arts. Détail

J. Stella, frontispice pour Divi Bernardi opera, 1639-1640, dessin, Rome, Istituto di Archeologia e Storia dell’Arte. Détail


D’après Ph. de Champaigne, Naissance de la Vierge, tapisserie, Strasbourg, cathédrale. Angle inférieur gauche

D’après J. Stella, Mariage de la Vierge, tapisserie, Strasbourg, cathédrale. Angle inférieur droit

D’après Ph. de Champaigne, Présentation de la Vierge, tapisserie, Strasbourg, cathédrale. Angle inférieur gauche

D’après Ch. Poerson, Annonciation, tapisserie, Strasbourg, cathédrale. Angle inférieur gauche

Cette évolution stylistique de l’une à l’autre, la Naissance développant encore un goût très flamand, à la Rubens, tandis que la Présentation marque un pas décisif dans la voie du classicisme que Champaigne va désormais explorer, a déjà été remarquée. Il faut encore noter que le Bruxellois, dans son deuxième sujet, comme le Français dans sa contribution choisit de creuser l’espace par une architecture mise rigoureusement en perspective, ouverte sur la profondeur sur les deux-tiers de la largeur et bloquée sur celui restant, en installant au tout premier plan, en frise, de grandes figures essentielles à la scène, suivant une circulation toute latérale.

Coïncidence? Connivence? Demande spécifique du commanditaire? Ou bien parti de l’un s’inspirant de la proposition de l’autre? Certains autres détails communs, comme l’enfant jouant avec un chien ou le personnage incliné sur le côté, suggèrent un cahier des charges imposé ou implicite. La première hypothèse pose problème : il n’apparaîtrait que pour la deuxième composition, la seule voulue par Charpentier, tandis que Le Masle est responsable de la troisième, de Stella. Il paraît donc plus vraisemblable d’en faire le fruit de l’émulation, auquel cas il est clair que c’est le style du Bruxellois qui s’est infléchi au contact de celui du Lyonnais, son aîné de six ans, et devant l’une des premières manifestations parisiennes de la puissance minérale du style du Lyonnais. De fait, le jeu des formes s’en ressent : le lyrisme à la Rubens de la Nativité laisse place à des dispositions mesurées fuyant le spectaculaire dans la Présentation, sensibles jusque dans la bordure, et qui font évidemment songer au style de Stella.



Le motif principal des bordures, en tout cas, a inspiré Jacques et on comprend pourquoi : il recourt au thème de l’enfance cher à l’artiste. Alors que Champaigne en fait avant tout un élément décoratif, prétexte à des recherches de variété dans la pose sur un schéma essentiellement symétrique, notre peintre introduit un parcours propre au lieu et s’en sert pour une mise en abyme de l’image.

Chaque enfant semble occupé à une action particulière qui l’absorbe et le soustrait à notre attention, à l’exception d’un seul, qui nous regarde. Il paraît avoir dérobé une pomme à la guirlande de fruits (allusion malicieuse au péché originel) et nous indiquer le sujet, à moins qu’il ne s’agisse de son compère qui nous tourne le dos pour regarder, captivé, la scène principale.

Il crée ainsi une double interaction au sein de l’entourage et avec l’histoire que celui-ci commente, pour évoquer le rôle de la Vierge dans l’avènement du Christ et sa portée théologique, et celui plus matériel qu’elle aura avec Joseph dans les années de son enfance.



On mesure le soin et l’investissement de l’artiste qui, j’en suis convaincu, l’a amené à réaliser intégralement, jusqu’aux guirlandes de fruits, cette partie - au point que dans la partie supérieure du tableau apparaît celle qui déborde sur le décor architectural. La traduction en tapisserie semble refléter cette attention particulière. Le Mariage en lui-même est franchement trahi par le lissier : le coloris est considérablement modifié, intervertissant le rouge, dont l’impact se trouve considérablement réduit, et le jaune, notamment; le rendu linéaire est médiocre et apparaissent des motifs décoratifs pour l’architecture et certains tissus absents du carton, ce qui en fait sans doute une des scènes les moins réussies sur le plan technique et par les effets de masses. La bordure - pour laquelle nous n’avons, pour l’essentiel, pas d’élément préparatoire - est, elle, d’une qualité sans égale dans toute la tenture.

Il n’est pas impossible que la réalisation s’en soit faite en deux temps, et que la rupture de qualité en accompagne une autre dans l’aspect matériel de la commande. Le caractère unique parmi les pièces de la tenture de sa réalisation à Bruxelles et son paiement tardif par rapport à l’exécution du carton vont évidemment dans ce sens, avec la mort du cardinal en 1642 pour possible raison. Le fondation de messe du chanoine en 14 octobre 1650, quelques semaines après le paiement de la tapisserie d’après le carton de Stella, lie décidément la mémoire du ministre à cette entreprise. Il fallait aussi que la succession de Richelieu passe...

Il faut dire deux mots des "réductions" que Le Masle conservait à sa mort, et qui seront réclamées par son secrétaire La Poissonnière : il n’est pas impossible d’y voir le reflet du fonctionnement souvent pyramidal du mécénat d’Ancien Régime faisant que le serviteur demande copie ou réplique de ce que le maître fait. Certaines de Poerson ont été retrouvées et acquises par le musée Carnavalet (L’annonciation, La nativité - autre version acquise par le Musée des Beaux-Arts de Montréal -, Le repos pendant la fuite en Égypte, Les noces de Cana) (voir aussi Notter et Sainte-Fare-Garnot 1996; Nicole de Reyniès in catalogue Charles Poerson, 1609-1667, p. 142-145).

Il semble que les compositions de Champaigne n’en aient pas fait partie, puisqu’il n’est question que de douze peintures. Cela suppose a contrario qu’il en ait existé une pour la composition de Stella et la tentation pourrait être grande de l’identifier avec la peinture récemment réapparue à Milan (Galerie Éric Coatalem). À ce que j’en dis sur ce site, il faut ajouter que les variantes en sont trop nombreuses pour qu’elle puisse être ainsi assimilée, comme le confirme la comparaison qui peut être faite à propos des contributions de Poerson : l’Annonciation, par exemple, montre des variantes très limitées sur le coloris ou des détails de draperie, conservant l’essentiel de la composition. À moins que Le Masle ait souhaité proposer ce défi au peintre au moment de la disparition de Richelieu et alors qu’il doit assumer désormais seul l’achèvement de l’entreprise...

S.K.



(Suite)


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