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Sylvain Kerspern



Castor, Pollux et François Nicolas, de Bar


(ou la loi des séries en histoire de l'art)



Mise en ligne le 10 novembre 2014

Ma seconde fille Raphaëlle me demandait récemment quel était mon travail. Je lui ai expliqué, entre autres activités, qu'il y avait des tableaux ou des dessins dont on ne connaissait plus l'auteur, que je m'efforçais de retrouver. Je redoute le moment où elle me demandera comment je fais, car, il faut l'avouer, ce n'est pas facile à expliquer. Le hazard (comme l’écrivait et le pensait Nicolas de Staël) me donne l'occasion d'essayer, quand même, de suggérer ce que cela recouvre.
De fil en aiguille, d’un Nicolas l’autre...
J'ai entrepris de publier un travail assez long sur le peintre Nicolas Baullery, depuis longtemps dans mes tiroirs, dont l'essentiel remonte à vingt ans maintenant mais qui s'est quelque peu amendé, et surtout étoffé : je dois donc reprendre tout le dossier, le passer au peigne fin de la pertinence et préparer méthodiquement la mise en ligne. Cette dernière, je l'assume seul depuis la mise en place de mon site, et je ne la délèguerais pour rien au monde car le travail sur les images, avec le choix de détails évocateurs à confronter, est aussi l'occasion de voir surgir quelque argument de conviction supplémentaire, plus rarement de dissuasion, en tout cas de me faire revenir à l'esprit de nouveaux éléments que j'avais, jusque là, négligés.

Entre-temps, vous le savez, j'ai aussi eu l'occasion d'étudier une de ces peintures anonymes dont je parlais avec ma fille, une Mort de Saphire. En la voyant, de fil en aiguille, et de Mignard en Italie en passant par la Lorraine, je retrouvais le souvenir d'avoir travaillé sur François Nicolas, peintre lorrain, ayant identifié en vente le dessin préparatoire à la Naissance de saint Jean-Baptiste gravé par Baron à Rome pour en conseiller l'achat à son actuel propriétaire.

Cas d’école : l’attribution de la composition dessinée (dont je n’avais pas défendue publiquement l’attribution jusqu’ici) est donnée par une estampe, dans sa lettre; celle-ci ne doit pas toujours être prise, si j’ose dire, à son pied, en particulier lorsqu’elle désigne, au moment où elle est faite, un nom prestigieux. Ce n’est pas le cas du jeune François Nicolas alors, et on sait par ailleurs que Jean Baron, son exact contemporain, est alors, en quelque sorte, son traducteur attitré, avant qu’une mort précoce ne vienne interrompre ce qui semblait une collaboration durable et amicale.

Cela ne résoud pas pour autant tout. Si l’inversion est un argument favorable de plus puisque c’est ce que produit le travail de gravure, on ne peut écarter la possibilité d’une copie sans un examen du dessin, confronté à ce que le graveur en fait par rapport aux autres témoignages connus de son inventeur. Ici, Baron reprend scrupuleusement les indications de lumières - une des vocations du dessin pour l’estampe - mais transforme, en fonction de ses propres habitudes, certains visages, qu'il affine ou simplifie, leur enlevant le caractère qui se voit, par exemple, dans le tableau montrant Orphée pleurant la mort d’Eurydice; ainsi l’héroïne mourante est elle plus proche de la version de la jeune femme préparant le petit saint Jean au bain du dessin que de celle de la gravure, par exemple.


Mort d’Eurydice, 1654. Toile; 62,5 x 82,5 cm.Bar-le-Duc, Musée barrois.


François Nicolas, La mort de Saphire. Coll. part.

Naissance de saint Jean-Baptiste, dessin; détail. Coll. part.

Naissance de saint Jean-Baptiste,
gravure de Jean Baron (1632-1660); détail inversé.
Cette double rencontre de la mémoire - pour le dessin, pour Saphire - résultait de l'acquisition faite, il y a longtemps, du catalogue de l'exposition sur Claude Gellée et les peintres lorrains à Rome au XVIIè siècle, que je n'avais pas vue, n'étant encore qu'un étudiant balbutiant son histoire de l'art en 1982; mais il y était question de Charles Dauphin : en 1988, parmi les oeuvres présentées dans l'exposition, à laquelle j'ai eu l'honneur de participer, sur le patrimoine des églises de Seine-et-Marne, au Palais du Luxembourg, une de ses oeuvres redécouverte (ci-contre) y figurait.

Me suivez-vous toujours? Petits cailloux de la mémoire visuelle, qui peut réserver des surprises...

Reprenons : en préparant la suite des aventures de Nicolas Baullery, pour lesquelles se reposait encore la question du prénom pour des oeuvres données par certain audit Nicolas, par d'autres à son père Jérôme, je glanais ce que je pouvais sur Internet pour étoffer les publications à venir. Ce faisant, je retournais notamment à la vente d'une partie du fond des marchands d'art Christiane et Guy de Aldecoa, à qui j'avais confirmé l'attribution du Christ devant Hérode à notre artiste. J'ai plaisir à saluer ici leur travail, en grands amateurs de la peinture ancienne, particulièrement attirés par les oeuvres énigmatiques, tout à fait dans l'esprit qui m'anime; et à rappeler que nombre de marchands d'art font, pour la recherche en histoire de l'art, un travail essentiel.

Nicolas Baullery,
Christ devant Hérode.
Coll. Part.


Charles Dauphin, Les trois Marie au tombeau.
Pomponne, église.

D’un Lorrain l’autre...
Or parmi les oeuvres de cette vente figurait une de ces énigmes, placée alors dans le sillage du peintre lorrain Claude Déruet. Aussitôt, le bagage visuel accumulé pour La mort de Saphire me revint à l'esprit pour donner une paternité au Castor et Pollux enlevant les filles de Leucippe : un autre Nicolas, celui de Bar, ne s'imposait-il pas? En un curieux va-et-vient, la piste se trouvait évidemment cautionnée par celle initialement suggérée par Christiane et Guy de Aldecoa autour de Déruet : après Jacques Thuillier, j'en avais décelé l'impact dans l'oeuvre de "Nicolò Lorenese", au moins dans sa première partie.

Ici attribué à François Nicolas, de Bar, Castor et Pollux enlevant les filles de Leucippe.
Huile sur toile, 87,5 x 118 cm.Vente Aldecoa, 15 octobre 2008 (« Entourage de Claude Deruet »).
Quelques confrontations plus tard, il paraissait évident que notre tableau mythologique était bien de sa main, et appartenait vraisemblablement à cette phase précoce de l'artiste : le drapé sagement discipliné, multipliant les plis parallèles, est à comparer à celui de l'Orphée (1654), très différent de ce qui se voit ensuite dans les grands retables religieux ou dans les quelques peintures de chevalet retrouvées du maître.


François Nicolas, de Bar
Mort d’Eurydice, 1654, toile; 62,5 x 82,5 cm.
Bar-le-Duc, Musée barrois.


Ici attribué à François Nicolas, de Bar,
Castor et Pollux enlevant les filles de Leucippe.
Huile sur toile, 87,5 x 118 cm. Vente Aldecoa, 15 octobre 2008, détail.
Il faut y ajouter la gravure de sa propre main consacrée à San Giovanni Gualberto, de 1658 (détail ci-contre), dont le paysage circulaire, le jeu des drapés, les chevaux, la typologie et l’amour des volutes sont en commun. Comme dans le tableau de 1654, il y accorde aux figures une place prépondérante sur son environnement et, comme je l'ai souligné, si par la suite, elles gardent une forte présence, leur rapport à l'espace évolue vers une plus grande harmonie générale.

On peut faire encore des rapprochements convaincants avec les gravures religieuses de Baron, mort en avril 1660, et on relèvera notamment à nouveau le goût pour des dispositions en oblique qui animent la composition, le drapé mou et sinueux, la recherche spectaculaire du mouvement arrêté (détail ci-contre en bas)...

François Nicolas,
San Giovanni Gualberto, gravure, détail (ci-contre)


Ici attribué à François Nicolas, de Bar,
Castor et Pollux enlevant les filles de Leucippe.
Huile sur toile, 87,5 x 118 cm. Vente Aldecoa, 15 octobre 2008, détail.

Jean Baron (1632-1660) d’après François Nicolas,
Martyre de saint André, gravure, détail (ci-contre)


Renouer le fil...
Je ne sais si, dans le dédale du parcours mental dont je viens de vous faire part, vous aurez conservé intact le fil d'Ariane vous amenant à son terme. J'espère du moins qu'à la différence de Thésée, vous n'assassinerez pas ensuite son occupant! Je souhaitais vous faire partager les différentes étapes de semblable redécouverte, qui repose sur le connu et les horizons qu'il peut ouvrir.

Je dois bien avouer aussi que cela peut déboucher sur des périodes particulières, au cours desquelles on croit «voir» tant d’oeuvres rattachables à tel ou tel peintre. Un peu comme lors d’un changement de modèle de voiture : on le repère volontiers alors qu’il passait jusque là inaperçu; parfois on le confond... Phénomène associatif de l’oeil que j'ai connu pour Stella, pour Baullery, pour Errard et d'autres encore, qui dérive de cette « loi des séries » évoquée dans le sous-titre de ce texte. Le regard identifie tel ou tel élément (détail, coloris, choix de composition...) qui aura frappé chez l'artiste en question. Il faut alors s'interroger : est-ce le fait de la personnalité du maître? est-ce un parti qui s'impose alors, auquel il a pu contribuer mais dont il n'est pas forcément l'unique utilisateur? Il faut savoir prendre le temps de la réflexion, pour ressasser, filtrer, et obtenir une plus grande cohérence dans la restitution de leurs oeuvres.
On ne peut éviter les erreurs mais l'essentiel du travail doit conduire à une situation éclairante du tableau. Si je suis aujourd'hui convaincu de l'attribution à François Nicolas du Castor et Pollux, je n'en ferais pas pour autant un triomphe sur mes prédécesseurs, sur leurs hypothèses car en l'occurrence, ils avaient fait une grande partie du chemin, en avançant le nom de Déruet. Tel est le souci qui me guide : quelque soit le nom proposé, que les enjeux de l'oeuvre, y compris stylistiques et iconographiques - ici un thème rarement représenté, écrasé par la version de Rubens (1618) -, soient mis en lumière. Telle est l'ambition de ce site, et ma conception de l'histoire de l'art.

Il faudra sans doute attendre un peu pour que Raphaëlle le comprenne tout à fait...

Sylvain Kerspern, Melun, le lundi 10 novembre 2014

BIBLIOGRAPHIE :
Jacques Thuillier in cat. expo. Claude Gellée et les peintres lorrains en Italie au XVIIè siècle, Nancy-Rome, 1982, p. 422-433
Paulette Choné : “ François Nicolas de Bar, " Nicolò Lorenese " (1632-1695)”, Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes, Année 1982, Volume 94, n° 94-2, pp. 995-1017
Sylvain Kerspern, « La mort de Saphire, une peinture inédite de François Nicolas, de Bar » dhistoire-et-dart.com, mai 2014)
Courriels : sylvainkerspern@gmail.com - sylvainkerspern@hotmail.fr.
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