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Sylvain Kerspern



Sujet rare pour peintre rare :

à propos du Dinocrate

récemment passé en vente

à Paris.

Mise en ligne le 10 octobre 2008


Le 26 juin dernier, chez Tajan, il a été vendu une importante composition au sujet rare, montrant l'architecte Dinocrate qui présente à Alexandre son projet pour le Mont Athos. Le personnage principal, selon l'histoire rapportée par Vitruve, avait pris grand soin de son propre aspect pour s'y préparer, impressionnant ainsi le légendaire stratège grec, à qui il confiera la fondation d'Alexandrie lorsqu'il l'accompagnera en Égypte. Cette peinture est d'un grand format (300 x 310 cm), ce qui, avec la spécificité du thème et la qualité du pinceau, explique l'enchère respectant au demeurant l'estimation proposée (entre 60000 et 80000 euros).


La notice du catalogue de vente le met en rapport avec un autre tableau au sujet aussi rare, Alexandre refusant l'eau offerte par ses soldats, vendu à L'Isle-Adam le 20 juin 1993 sous l'attribution à Charles Le Brun et son entourage. Le rapprochement se justifie par la provenance (collection Louis-Philippe via la famille de Courtilloles), le style, le thème et le format important, approximativement de même largeur quoique de moindre hauteur. Néanmoins, l'attribution plus ou moins précise faite en 1993 ne pouvait être maintenue et pose problème.

Certes, il doit s'agir d'un peintre du temps de Charles Le Brun, mais pas du maître lui-même. J'avoue avoir longtemps été muet à ce propos pour le tableau de L'Isle-Adam, pour lequel Jean-Claude Boyer a fait une intéressante proposition en faveur de Jean-Baptiste Corneille. Celui vendu en juin dernier, à la facture plus clairement définie, me paraît pouvoir soutenir une hypothèse en faveur d’un artiste proche mais plus rare.


Alexandre donnant de l'eau à ses soldats, coll. part. (détail)

Jean-Baptiste Corneille, Hercule et Busiris, Paris, Ensba

L'hypothèse Jean-Baptiste Corneille a le mérite de mettre en évidence un style robuste, renchérissant sur la puissance du style de Le Brun par une recherche sculpturale, sur une trame faite de grandes obliques. Toutefois, le style du cadet des Corneille présente une gestuelle plus déclamatoire au service d'une réthorique très expressive.

Cela se ressent dès son morceau de réception peint à 25 ans en 1674, montrant Hercule assommant Busiris (Paris, École des Beaux-Arts), dans lequel il procède à un enchaînement d'attitudes déployées, scandées par les bras tendus. Un tableau représentant Apollon écorchant Marsyas récemment réapparu sous une attribution à La Fosse (coll. part.) mais qu'il faut lui rendre reprend l'attitude du roi d'Égypte pour le présomptueux rival du dieu solaire.

Ces deux ouvrages montrent un tempérament qui s'épanouit dans les scènes dramatiques et souvent violentes incarnées par des types puissants qui, avec le sens décoratif de l'occupation de l'espace, doivent être imputé notamment au temps passé à Rome auprès de Charles Errard, de 1666 à 1672. Tous ces éléments seront ultérieurement développées dans des peintures et des dessins au souffle épique et expressif, voire agité, comme dans le Jupiter chassant Vulcain de Brest, ou, pour le style graphique, La dispute de Minerve et de Neptune du Louvre.

Jean-Baptiste Corneille, Apollon écorchant Marsyas, coll. part.



Ainsi définie, la manière de Jean-Baptiste Corneille ne coïncide pas pleinement avec ce que montrent les deux tableaux sur l'histoire d'Alexandre. Leur auteur préfère une gestuelle mesurée, voire rentrée, si l'on peut dire, pour le Dinocrate et l'expression est également très intériorisée. Si les visages et les corps recherchent solidité et puissance, c'est par une volonté plastique d'évocation de la sculpture plutôt que comme vecteur d'un discours psychologique : on pressent un souci archéologique négligeant l'expression des passions.

Néanmoins, les points communs (goût des obliques et typologie puissante, contexte académique au temps de Charles Le Brun) suggèrent que la solution soit proche. C'est à dessein que j'ai évoqué le morceau de réception du cadet des Corneille. Lorsque celui-ci se présente à l'académie, le 31 mars 1674, un autre homme sollicite l'assemblée : Pierre Monier - ainsi qu’il signe.
Les deux prétendants se connaissaient bien, avaient concouru dès 1663 aux épreuves proposées par l'Académie, puis pris ensemble, avec le graveur Baudet, la route de Rome au début de 1665, pensionnés par le roi. Monier était plus vieux de huit ans, différence fondamentale : alors que Jean-Baptiste n'avait sans doute connu à cette époque qu'un seul maître, son père Michel, Pierre avait pu être formé par le sien mais aussi, suivant les sources, Sébastien Bourdon.

Comparaisons avec Alexandre au tombeau d’Achille de Bourdon (Louvre; ci-contre)

Or certains détails du Dinocrate témoignent de la connaissance intime du répertoire du maître de Montpellier. La comparaison, par exemple, avec un sujet classique proche, Alexandre au tombeau d'Achille (par la version du Louvre, ici) montre un même parti de composition mêlant registres et obliques, l'installation de spectateurs lointains dans le haut de la composition, et certains tics récurrents comme les personnages s'inclinant franchement en nous tournant le dos, d'autres aux visages rapprochés, semblant échanger des propos. Cette peinture s'inscrit dans la démarche classicisante de Bourdon, qui l'amène à renoncer aux grands effets de mouvements et de contrastes qu'il pratique encore dans les premières années de son retour en France, jusque vers le milieu des années 1645. Elle atteint son apogée au bénéfice de l'admiration envers Poussin, dans le Christ et le centenier de Caen, par exemple.

...ou avec Le Centernier aux pieds du Christ de Bourdon (Caen, Musée des Beaux-Arts; ci-contre)

C'est sans doute vers le temps de cette oeuvre (au plus tôt vers 1655), ou peu après, que Pierre Monier, ayant perdu son père en 1656, a pu être confié à Bourdon, après le séjour de ce dernier à Montpellier, soit vers 1658-1660. Le tableau avec lequel l'élève concourt en 1663, sur l'histoire de Jason, (Paris, École des Beaux-Arts) est pétri de références au maître, dont on peut rapprocher encore la peinture de Caen.

Son morceau de réception à l'Académie, Hercule armé par les dieux pour défendre Thèbes (dans les mêmes collections), montre son évolution au contact de l'art italien, d'Errard aussi sans doute et des productions du peintre auprès de qui Bourdon aurait recommandé son élève, Poussin - mais même s'il ne s'agit pas d'une légende, il dût arriver trop tard pour bénéficier de ses conseils. Et cette seconde peinture incontestable et clairement datée (de 1674) présente un style tout à fait comparable à la composition évoquant la rencontre de Dinocrate et Alexandre.

Certains rapprochements sont évidents, tels les types physiques masculins, l'insistance sur la musculature, l'extême propreté observée dans l'architecture - Bourdon était un ami de Bosse et de Desargues - et le jeu complexe de coulisses qu'il induit, les physionomies enfantines, joufflues et aux yeux ourlés... Le mur fermant l'horizon sur les deux tiers de la composition peut passer pour une citation du dispositif de la fresque antique romaine des "Noces Aldobrandini" (conservée dans la villa du même nom), tout en isolant le héros qui, si l'on en croit le commentaire qu'en fait Guérin dans son ouvrage publié en 1715 de la Description de l'Académie royale de peinture et de sculpture (p. 232-234), est ici représenté songeant aux moyens de défendre Thébes, que le peintre manifeste par l'apparition des dieux lui apportant flèche, cuirasse, épée et peplum.

...enfin avec le morceau de récetpion de Pierre Monier (Paris, Ensba; ci-contre)












Pierre Monier, Antoine et Cléopâtre, détail (Coll. part.)

On se souvient de l'anecdote du Bernin, au spectacle des oeuvres de Poussin, dont il dit en montrant sa tête qu'il "travaillait de là" (che lavora di là). Monier s'inscrit dans cette conception de l'art, à laquelle les exemples de Bourdon et d'Errard ne pouvaient que l'inviter. C'est probablement ce qui confère une forme d'étrangeté à ce qui peut lui être attribué, comme cette représentation assez insolite, par son décor, de la Rencontre d'Antoine et Cléopâtre, située, lorsqu'elle est réapparue, dans le cercle de ... Jean-Baptiste Corneille (coll. part.). Sobriété des attitudes, typologie masculine (en particulier pour les deux hommes derrière Antoine), goût pour les architectures élaborées définissant des espaces complexes sont des éléments qui nous sont désormais familiers du style de l'artiste. Les types féminins, moins évidents, sont en fait à rapprocher de ceux apparaissant dans le grand tableau signé d'Orléans montrant La montée au Calvaire.

Ajoutons à ce petit ensemble (non exhaustif) le tableau du Musée de l'Assistance publique montrant La renommée présentant aux quatre continents le portrait en médaillon de Louis XIV installé sur un piedestal, datable en vertu de l'âge du roi, des années 1675-1680, et semble-t-il donné par M. Aubert au Bureau des Pauvres qui en fit publicité par une "Explication" publiée en 1680. On peut ainsi esquisser la caractérisation de l'art de Pierre Monier.

... et Calvaire, détail, (Orléans, MBA)

Il dut apprendre de son père et de Bourdon la correction du dessin et la perspective mais c'est sans doute auprès d'Errard, à Rome, qu'il a pris ce goût sculptural au service de l'érudition : l'évolution de 1663 à 1674 dans les ouvrages académiques en témoigne, ainsi que les conférences qu'il y a professées, signes d'un intérêt pour la théorie de l'art, réunies en un ouvrage publié en 1698. L'aspect le plus séduisant de son art en découle : il aime construire sa composition et ses dispositions à partir d'une articulation complexe des espaces architecturaux ménageant des coulisses qu'il orne volontiers de statues. Ses bâtiments témoignent d'un répertoire d'ornements recherché, sans doute relevés sur les vestiges étudiés à Rome, mais qui peut faire allusion, comme dans la peinture montrant la rencontre d'Antoine et de Cléopâtre, à l'Égypte.



Le même tableau présente des personnages évoquant les figurines du petit théâtre que Poussin employait pour composer ses tableaux. Elles ont quelque chose de déroutant, en pleine période de règne de Le Brun, mais témoignent de la fidélité du peintre à un idéal professé autant par Bourdon que par Errard - à qui j'avais songé comme hypothèse de travail pour le tableau vendu à L'Isle-Adam. Toutefois, il en évacue toute la réthorique du geste, l'expression des passions pour l'effet décoratif qu'ont privilégié ces deux maîtres, de même que son propre père. Pour Errard, on comparera utilement notre peinture avec sa plus célèbre composition, aujourd'hui, Renaud abandonnant Armide, pour la puissance et le calme de la composition, les effets cangianti du coloris ou l'usage très décoratif du répertoire archéologique.

Faut-il distinguer deux mains pour les deux tableaux sur la vie d’Alexandre? Autrement dit, que donne la confrontation de celui vendu en 1993 avec ce premier ensemble réuni de Monier ? Sans être aussi net, on trouve nombre de points de rapprochements de tous ordres - composition, coloris, "tics"... L’auteur de la peinture montrant Alexandre refusant de boire l’eau proposée par ses soldats joue volontiers d’ombres profondes à l’exemple de Bourdon; il emploie des types physiques puissants tels ceux d'Errard, et on peut souligner les similitudes de détails pour des visages et des mains caractéristiques dans leurs aspects presque brutaux (qui a pu suggérer le nom de Jean-Baptiste Corneille), comme taillés à la serpe. De fait, cela confirme le judicieux rapprochement opéré entre les deux peintures de Courtilloles.

Par l’ensemble des références perceptibles (à Bourdon, Poussin, Errard...), l'oeuvre de Monier apparaît comme entièrement débitrice d'une culture vivante au milieu du siècle, et donc d'un goût déjà passéiste que l'artiste partageait, par exemple, avec un Colombel. Les débats sur le coloris à l'Académie avaient conduits à des recherches de compromis aussi bien qu'à la radicalisation du style de certains. On perçoit clairement dans quel camp Monier s'était résolument rangé. Peut-on esquisser son évolution?

Le tableau avec lequel il participe au concours de l’Académie en 1663 montre qu’avant de partir pour Rome, son style était fortement débiteur de Bourdon. Le temps qu’il y passe auprès de Charles Errard refroidit son style et lui donne une fermeté à l’antique. Le morceau de réception, de 1674, et la peinture de l’Assistance publique, quelques années plus tard, confirment cette mutation décisive. De fait, on ne peut placer les peintures d’Orléans et en mains privées que plus tard encore, comme une conséquence de cette radicalisation issue des débats théoriques en même temps, peut-être, que par un rapprochement avec Pierre Mignard, devenu Directeur de l’Académie. Cette radicalisation se nourrissait en particulier de l’admiration et d’un amour profond qu'il semble avoir professés pour la statuaire.





C’est d’ailleurs le ressort étrange de cette représentation de Dinocrate devant Alexandre. Le grand stratège est installé dans un cadre qui rappelle celui que vient de lui donner Le Brun à la Galerie des glaces. Le chatoiement de son costume évoque la grandeur du personnage, confrontée à la sobriété recherchée de l'architecte, s'exposant au naturel, à la façon d'Héraklès, pour proposer son projet monumental. Celui-ci consistait à aménager le Mont Athos en une gigantesque statue représentant un homme assis portant dans sa main une ville. Monier a pris le parti de conférer au modèle de son projet, placé dans l'ombre, une teinte sombre, comme pour mieux souligner la beauté tout aussi sculpturale de son créateur.

Il trouve là l'occasion de mettre en avant les trois principaux arts du dessin, l'architecture par l'intermédiaire du principal personnage et de son projet, dont le modèle évoque la sculpture, la peinture mettant en scène la gloire du stratège jointe à celle de l'artiste. Le coloris n'a pas pour vocation - comme ce le serait chez un La Fosse - de clamer la supériorité de cet art en un effet saisissant de présence, par le traitement progressif des ombres et lumières, mais de baliser le parcours de façon significative. Il n'est qu'un auxiliaire du dessein comme projet, comme tracé et comme idée.

On peut penser que cette évocation de l'activité artistique était plus complète encore. On distingue une rupture dans le motif de draperie au-dessus du trône d’Alexandre, comme si une bande horizontale manquait. Cela expliquerait la moindre hauteur par rapport à la peinture vendue à L’Isle-Adam, d'autant qu'il n'est pas impossible que le tableau soit encore coupé dans la partie supérieure.
Surtout, il pourrait y avoir là le signe qu'il s'agit un carton de tapisserie, découpé en bandes pour les besoins des lissiers, puis rentoilé pour se conformer au souhait d'en conserver le modèle - malgré la lacune, en l'occurence. Il faut supposer une entreprise de quelque ambition d'un grand serviteur du roi - évidemment visé par l'allusion à Alexandre - pouvant être employé comme décor peint pour une demeure, la tenture étant destinée à une autre. Le contexte d'une telle commande reste à retrouver.

Dans l'épisode de la rencontre de Dinocrate et de son mécène, Monier recherche la grandeur et la solennité pour évoquer la gloire des arts au temps de Louis XIV. Il y parvient en convoquant sa propre histoire artistique et le creuset dans lequel il a formé son style. C’est ce qui fait sans doute la réussite étrange de son ouvrage, à l’anachronisme entretenu par l’épure d’une “manière”, et qui le place au rang des artistes singuliers, et attachants, de son temps.


Sylvain Kerspern, Melun, septembre 2008


Note : Je dois à l’amitié de Jean-Claude Boyer de pouvoir présenter une image satisfaisante de cette peinture en mains privées, et donc de discuter sa proposition. Je l’en remercie tout en rendant hommage à sa rigueur intellectuelle.

Les images présentées directement en regard de cette étude ou pointées par un lien commençant par une adresse en http://dhistoire-et-dart.com/ sont le fruit de retouches à partir des documents fournis ou des prises de vue personnelles, leur gamme chromatique pouvant être altérée par le cadre ou la lumière insérée dans la prise de vue, le vieillissement du vernis...

Il s’agit donc de re-productions conscientes du parti-pris dans leur création souhaitant approcher leur perception initiale.

La comparaison est, du reste, possible pour certains ouvrages ayant servi à cet article, représentés par la vue générale issue de la collection documentaire qui la propose et par un détail retravaillé par mes soins.
Courriels : dhistoire_et_dart@yahoo.fr - sylvainkerspern@hotmail.fr.
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