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Sylvain Kerspern - «D’histoire & d’@rt»



Une esquisse pour


L'adoration des bergers de Condé-en-Brie,


oeuvre de jeunesse de Charles Le Brun





Mise en ligne le 22 mai 2016


Adoration des bergers. Huile sur papier. 31,5 x 28 cm.
Munich, Bayerisches Nationalmuseum
C'est au cours d'une recherche concernant Simon Vouet que j'ai découvert une composition esquissée qui a immédiatement éveillé le souvenir d'une autre peinture, l'Adoration des bergers de Condé-en-Brie, que j'avais attribuée ici au jeune Charles Le Brun. Moment d'excitation mêlant l'enthousiasme d'une nouvelle identification et la crainte d'une possible contradiction. Il fallait donc procéder à une analyse de l'oeuvre, dans ses rapports avec le tableau achevé et avec d'autres exemples de préparations semblables.
1. De Condé-en-Brie à Munich : enseignements de la comparaison.
Au premier coup d'oeil se voient les nombreuses variantes. Si la pose de la Vierge est presque inchangée au final, ainsi que l'ange aux ailes déployées et les angelots dans le ciel, tous les autres personnages sont modifiés, l'Enfant compris. Dans la première idée, il semble se redresser; dans le retable, il revient au parti de Vouet à Rueil. Joseph joignait les mains pour participer à l'adoration de Jésus; sa pose finale le renvoie à la gestion domestique, appuyé sur le bât de l'âne, allusion à la fuite en Egypte.

Entre la préparation et la grande toile, l'artiste introduira d'ailleurs un certain nombre d'éléments de contextualisation historique : le sphinx sur le bâtiment en ruine à droite; la tablette portant écriture ancienne (apparemment hébraïque), et les blocs de pierre avec bas-reliefs ou ornements sculptés. Autre différence remarquable : la présence du boeuf tout près de l'enfant, qu'avait pu lui suggérer un autre précédent de Vouet, gravé par Perrier en 1631. Elle fut sans doute jugée inapropriée, et on ne l'y voit plus à Condé que par un bout de corne qui dépasse près de la tête de l'âne. Le même modèle est respecté par la figure massive, penchée du berger s'appuyant sur une lance, accessoire qui disparaîtra ensuite.

L'impact de la troisième source vouétienne invoquée pour le tableau de Condé est également plus sensible encore dans sa préparation, par le dédoublement des anges au sol, inspiré par la version des Carmélites de la rue Chapon gravé en 1639 par Pierre Daret. C'est sans doute elle qui avait initialement suggéré de présenter l'enfant de trois-quarts face plutôt que de profil.

Simon Vouet gravée par Michel Dorigny
(Rueil pour Richelieu, 1638)
Simon Vouet gravée par François Perrier (Chilly?, 1631)
Simon Vouet gravée par Pierre Daret (Carmelites, 1639)
Ces remarques confirment la situation du tableau de Condé dans le strict contexte vouétien à la fin des années 1630 ou au début de la décennie suivante. Elles permettent aussi de comprendre l'effort réalisé par le peintre, de l'esquisse au tableau d'autel, pour s'extraire de cette forte imprégnation, en multipliant les détails à visée archéologique, peu présents chez le maître.
2. Charles Le Brun en préparation
Une fois la cohérence, jusque dans leurs différences, établie entre le tableau et l'esquisse, dont la qualité ne fait par ailleurs pas de doute, il faut en rapprocher des ouvrages de même fonction du peintre présumé - Charles Le Brun. Ce n'est pas toujours possible, surtout lorsqu'il s'agit d'ouvrages de jeunesse quand tant d'artistes n'en ont que peu rassemblés sur leur nom pour toute leur carrière. Par chance, et parce que notre homme est loin d'être un inconnu, nous avons, ce me semble, suffisamment d'éléments pour se faire une conviction.
De cette époque, avant son séjour à Rome, datent deux esquisses qu'il est possible de confronter aux tableaux qu'ils préparaient : l'Hercule et les chevaux de Diomède Petit-Horry (Bayonne, Musée Bonnat) et Le martyre de saint Jean l'évangéliste (Carnavalet). La mise en regard de l'esquisse du Bayerisches Museum permet de remarquer un même processus d'élaboration.

Le Brun installe son décor et le fond de certaines figures avec une matière peu nourrie. Il complète certaines plages pour donner corps aux éléments qu'il juge importants. Ensuite, il indique ses figures et ses drapés et certains détails du fond suivant l'impact de la lumière, jusqu'au plus clair, avec un pinceau toujours plus chargé et une main nerveuse, procédant par à-coup et sans beaucoup de souplesse, sur l'exemple de Perrier, peut-être. Enfin il pose d'une touche attentive les derniers accents de lumière, à laquelle il accorde un soin particulier, notamment sur les carnations, à la Vouet; ce sur quoi le séjour romain le fera revenir pour un travail plus fondu.


Huile sur papier. 31,5 x 28 cm. Munich, Bayerisches Nationalmuseum

Ce travail est plus sensible dans le tableau de Carnavalet que dans celui de Bayonne mais il faut souligner que ce dernier, par son sujet (avec un amas de chevaux) et son destinataire (Richelieu), demandait un soin et un fini beaucoup plus poussés. On peut tout de même y remarquer certains « tics », comme ces accents lumineux posés en traits parallèles sur la peau, ou ces fils végétaux (?) pendant des poutres, également visibles dans l'esquisse allemande.

Néanmoins, c'est bien avec la peinture de Carnavalet que cette dernière présente le plus de similitudes : l'indication sommaire des physionomies, le travail de la touche ou des lignes qui se brisent, le dessin des doigts comme des griffes, souvent soigneusement détachées par le contraste lumineux, et l'aspect gracile et heurté de l'ensemble encore plus perceptible au regard des tableaux finis, tout cela ne peut désigner qu'une même main.

Toile, 64,5 x 52,5 cm. Paris, Musée Carnavalet

Toile, 60 x 45 cm. Bayonne, Musée Bonnat
3. Appoint chronologique
La parenté avec le tableau de Carnavalet est telle que je pourrais en rester là. Parce qu'elle est telle, il est utile d'apporter quelques rapprochements supplémentaires pour s'interroger sur la place de l'esquisse allemande dans la rapide évolution de Le Brun alors.

En se contentant de reprendre les éléments présentés dans mon étude sur le tableau de Condé-en-Brie, les rapprochements les plus nets tendent à confirmer la situation proposée alors. Parmi eux, c'est probablement la gravure des Planètes à la naissance du Dauphin et son dessin préparatoire qui viennent immédiatement à l'esprit. Le berger au torse nu et surdéveloppé de l'esquisse allemande est plus nettement comparable encore avec les personnages qui y sont visibles que tel qu'il apparaît à Condé. On peut y ajouter le dessin préparant le satyre de la gravure de L'aurore pour les mêmes raison, en rappelant que le type physique féminin de la jeune femme, très rond, de cette estampe est aussi celui de la Vierge.



Étude pour Les planètes à la naissance du Dauphin . Pierre noire. 22,5 x 14,5 cm. Nancy, Musée des Beaux-Arts Étude pour le satyre de L'aurore.
Sanguine et rehauts blancs. 34,7 x 29 cm. BnF

D'après Charles Le Brun, Les planètes à la naissance du dauphin Louis. Gravure. Paris, BnF
L'identification du tableau du Bayerisches museum vient donc confirmer tout à la fois l'attribution du tableau de Condé-en-Brie et la place qui lui a été donnée dans l'étude d'octobre dernier. Elle constitue un élément exceptionnel d'appréciation de l'art de Le Brun au travail, dans son processus depuis l'invention jusqu'à la réalisation, qui plus est à un moment toujours problématique pour l'historien de l'art, la jeunesse.
Plus encore, elle le montre puisant son inspiration chez Vouet avant d'en infléchir le lyrisme par le recours aux recherches classicisantes contemporaines, avant même, apparemment, le retour de Poussin, qui arrive à Paris à la fin de 1640. On notera, au passage, l'apparition, dans le tableau de Condé, de la musette dans l'arsenal du berger : on aimerait y voir une possible allusion au talent musical de François Langlois, l'éditeur des Parties du jour comprenant L'aurore, indice de la culture complexe de Le Brun alors, tiraillé entre l'amour-répulsion envers Vouet, le cadre bienveillant de la « clique » de Vignon auquel s'étaient agrégées les personnalités indépendantes de Jacques Stella et Laurent de la Hyre. Tel s'ouvrait alors le champ des possibles pour le jeune Charles, vingt ans ou à peine plus...

Sylvain Kerspern, Melun, mai 2016

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