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Sylvain Kerspern




Le Mariage mystique de sainte Catherine,


une peinture de dévotion privée inédite


de Pierre Le Tellier (1614 - apr. 1680).



Collection particulière. Toile ovale, 116 x 91,5 cm.


Mise en ligne le 3 septembre 2014. Retouche janvier 2023

Pour retrouver l’auteur d’un tableau tel que celui-ci, en mains privées, il est utile voire indispensable d’en comprendre le sens. Le mariage mystique de sainte Catherine étant, par essence, un évènement purement virtuel, il a pris, au cours des siècles des formes assez différentes, quant au lieu et aux témoins éventuels. Notre artiste en exclut tout personnage céleste, le situe dans la nature et donne pour seul personnage supplémentaire saint Joseph, recréant la Sainte Famille pour l’occasion. Il fait donc le choix d’une interprétation évacuant tout merveilleux, donnant toute leur densité aux protagonistes. Elle est d’autant plus sensible qu’elle s’affirme par une composition pyramidale, « raphaëlo-poussinesque» et l’ampleur des drapés. Le coloris est à la fois laiteux (rehauts de blanc très présents sur les vêtements de la Vierge, notamment) et plutôt sourd, avec des rouges, des orangés tirant sur le brun, des jaunes ou des violets éteints.
Avec le type physique du saint Joseph, certains de ces aspects ont probablement suscité le nom de Jacques Stella comme candidat possible pour l’attribution mais la typologie et les drapés, plus libres, ne correspondent pas à ceux de cet artiste. Le ciel ennuagé et rougeoyant est très différent de ceux, sereins et azurs du peintre de Lyon. Le profil de la jeune sainte Catherine, triangulaire et au front bombé, pourrait suggérer quelque touche flamande mais il faut prendre garde que le tableau témoigne, en cet endroit, d’un important repentir mis à jour, apparemment, par la disparition de glacis, en sorte que le dessin, qui pouvait être comparable à ceux de la Vierge et de l’Enfant, s’en est trouvé changé.

Au demeurant, les différents indices ici relevés orientent les recherches vers un artiste qui s’inscrit pleinement dans l’art du XVIIè siècle et dont les intérêts renvoient à une double culture, française et italienne. Plusieurs d’entre eux permettent de soutenir, avec vraisemblance, l’hypothèse qu’il s’agisse d’un tableau de Pierre Le Tellier (1614-après 1680).

Pierre, né à Vernon en 1614, est placé en 1628 auprès du peintre et graveur Pierre Brebiette, à Paris, pour 4 ans. Il quitte son atelier un an avant le terme, peut-être en raison du caractère fantasque du maître : c’est un artiste combinant fulgurances maniéristes et goût pour une Antiquité revisitée, mais aussi connu pour ses « accès de bizarrerie». Du moins Pierre put-il apprendre auprès de lui le souci de la ligne et de la plénitude des formes, et le regard sur le monde antique.

Un dessin du Louvre (ci-contre), attribué à Le Tellier par une inscription qui semble exacte, présente un projet de retable avec drapé transparent laissant voir l’anatomie. Il éclaire sur sa façon de concevoir la peinture, sans doute apprise au cours de sa formation, et n’est pas sans affinité avec certaines feuilles de son maître, ou de Saint-Igny. Fit-il ensuite partie des nombreux jeunes gens qui passèrent par l’atelier de Vouet? Quoiqu’il en soit, il fit un séjour capital en Italie, que l’on dit de 14 ans. Il doit partir peu après (ou avec?) Perrier, Mignard, Dufresnoy, Tortebat ou Vuibert, autour de 1635, et en revenir au moment de la Fronde.

Il s’installe au plus tard en 1653-1654 à Rouen, et y fera toute sa carrière. Le foyer normand connaît alors quelques belles personnalités au fait de l’actualité parisienne, comme René Dudot, qui doit être à peu près son contemporain (il est déjà maître à Paris en 1640) et Adrien Sacquespée (1629-1692), leur cadet. Si on ajoute que Laurent de La Hyre, Philippe de Champaigne ou le Frère Luc y produisent des chefs-d’oeuvre, force est de constater que la ville et ses environs avaient alors de quoi soutenir une production de qualité. L’art de Pierre Le Tellier en témoigne avec une belle constance.


La culture « classicisante» de notre tableau est commune à la sienne. Ses débuts rouennais sont manifestement placés sous le signe de l’érudition archéologique, comme en témoigne la Sainte famille datée de 1658. Le type du saint Joseph, à la calvitie naissante, différent de celui assistant à notre Mariage, correspond sans doute tout autant à une demande particulière du destinataire, puisque dans les autres tableaux du peintre, le père de Jésus est pourvu d’une chevelure intègre. Un détail propre à cette composition nous paraît déterminant : on y retrouve ce ciel flamboyant de rose et de gris.

La gamme chromatique est d’ailleurs peut-être l’élément qui suscite le plus le rapprochement avec notre ovale. Si Le Tellier pratique la « peinture claire» avec des bleus francs, notamment, il recourt volontiers à une base de tons éteints, évitant les contrastes de couleurs forts. Il aime particulièrement associer le bleu pâle tirant sur le violet et la teinte orangée pour saint Joseph, comme dans la Sainte famille (ci-contre), l’Apparition à saint Bernard (ci-dessous) ou l’Adoration. Ce choix précis participe par ailleurs d’un désir propre, qui le distingue des recherches « atticistes » parisiennes, notamment, de Stella, Le Sueur ou Errard (mais le rapprocherait d’un Le Brun), de réchauffer une atmosphère et limiter ce que son style pourrait avoir d’abstraction froide.


Apparition de la Sainte Famille à saint Bernard
Rouen, Musée des Beaux-Arts - 1670


Car le « classicisme» de Le Tellier passe aussi par une pratique rigoureuse de la perspective, une correction dans l’architecture, et un goût pour les dispositions simples, claires aboutissant à une appréhension visuelle des volumes immédiate et une grande lisibilité de l’histoire - qui peut aussi mettre d’autant plus en évidence des éléments décoratifs ou des attributs au premier plan. Dans ce contexte, c’est le jeu d’obliques mesurées, aussi bien dans la largeur que dans la profondeur, qui apporte une animation didactique, et les appels au spectateur. C’est précisément le rôle dévolu à Joseph, et la façon dont le peintre le traduit, dans le Mariage mystique de sainte Catherine : il fait en quelque sorte irruption dans l’intimité de l’union mystique, au même titre que le fidèle, et attire l’attention sur le moment ainsi partagé, procédé visible dans l’Adoration ou dans l’Apparition à saint Bernard.

Adoration des bergers
Rouen, Musée des Beaux-Arts - 1675


Sainte Famille
Rouen, Musée des Beaux-Arts - 1658


La typologie de nos personnages, accentuant les éléments osseux du visage, allongeant les nez, fermant volontiers les yeux à moitié, évoque l’émulation avec la statuaire antique; de même la chevelure aux boucles courtes, tous éléments que l’on retrouve chez Pierre Le Tellier. On pourra ainsi comparer tel berger s’inclinant de l’Adoration de 1675, ou le Christ de l’Ecce homo avec Joseph; la Vierge et plus encore sainte Catherine - son expression vaguement navrée, le petit menton rond -, de celle qui apparaît à saint Dominique pour lui transmettre le rosaire; ou pour l’aspect un peu carré de la Vierge (qui peut faire songer à Berthollet Flémalle), de l’ange de droite dans le tondo qui leur est consacré (ci-dessous en bas à droite).


Rosaire (détail)
Rouen, Musée des Beaux-Arts


Ecce homo
Rouen, Musée des Beaux-Arts

Le drapé est certes, généralement, plus simple et linéaire mais l’examen en détail des différentes peintures montre que ce goût pour les arrangements plus complexes, par triangulation et plis cassés, existe bel et bien chez lui. Il faut noter que les tableaux en question sont des éléments de retables religieux, recherchant l’effet monumental et simplifiant donc le dessin d’ensemble : le souhait persistant de dessins plus élaborés, s’il doit rester périphériques, n’en est pas moins remarquable et il devait s’épanouir dans les peintures de dimensions plus modestes, pour un oratoire privé comme ce devait être le cas du Mariage mystique de sainte Catherine.

La chronologie du peintre est loin d’être arrêtée, car pour une trentaine d’années d’activités (sans compter tout ce qui peut avoir précédé son installation à Rouen, dont on ne connaît à ce jour qu’un portrait gravé pour un ouvrage publié à Venise en 1647), nous n’avons pas même autant d’ouvrages conservés. Néanmoins les quelques repères dont nous disposons (Sainte famille, 1658; Apparition à saint Bernard, 1670; Adoration des bergers, 1675; Adieux de saint Pierre et saint Paul, 1680) laissent deviner un parcours depuis un style encore marqué par le séjour en Italie, à la fois « poussinien» et au fait de l’actualité romaine, encore fluide et gras, vers une épure classique autant sur le modèle parisien que par la stimulation que pouvait lui apporter le goût « cubiste» et proche de Bourdon de Dudot et celui plus marqué par Le Sueur ou Corneille de Sacquespée - lequel a manifestement subi son ascendant. Cette progression sensible dans ce qu’il reste de son oeuvre, qui passe aussi par des procédés se généralisant, comme l’accentuation de l’articulation du nez avec l’arcade sourcilière, me paraît imposer que le Rosaire, si proche de notre Mariage, soit daté plus tôt que ne l’avait suggéré Marie-Anne Dupuy, non vers 1670 mais vers 1655-1660.

Rosaire (détail)
Rouen, Musée des Beaux-Arts


Sainte Famille
Rouen, Musée des Beaux-Arts - 1658

Apparition de la Sainte Famille à saint Bernard, 1670 - Adoration des bergers, 1675
Rouen, Musée des Beaux-Arts
Où situer le Mariage mystique de sainte Catherine? Par certains aspects plus « baroque» (comme le ciel ou le drapé), par le rapprochement avec le Rosaire, on peut songer aux débuts de la carrière; et il faut rappeler que nous ne connaissons rien de sa main, ou peu s’en faut, avant ses quarante ans : si, en fonction de ce qui reste de son oeuvre, les éléments de comparaison sont rouennais, cela ne doit pas conduire à exclure une situation antérieure, par exemple à la fin du séjour romain. Quoiqu’il en soit, l’attribution du Mariage comble une lacune importante dans son oeuvre en proposant un exemple de peinture pour oratoire privé, qui plus est d’une fort belle facture et qui fait honneur à un peintre encore trop méconnu.

Sylvain Kerspern, Melun, mai-septembre 2014

BIBLIOGRAPHIE :
Marie-Anne Dupuy, notices Le Tellier in cat. expo. La peinture d’inspiration religieuse à Rouen au temps de Pierre Corneille, Rouen 1983, p. 131-146
Retouche, janvier 2023 :
En travaillant sur une gravure de Pierre van Schuppen (1627-1702) d'après Stella, j'ai trouvé dans les fonds en ligne du British Museum et du Rijksmuseum une estampe dont il se dit l'éditeur et qu'il a vraisemblablement réalisée, montrant notre composition en sens inverse. Elle porte un blason de chevalier que je n'ai pas identifié (d'azur, au croissant d'argent accompagné de trois étoiles d'argent, 2 en chef et une en pointe, si je ne me trompe pas) mais pas de nom d'inventeur. On peut tout de même en tirer quelques enseignements.

Le British évoque pour modèle un dessin attribué à tort à Parmigianino dont je n'ai pas connaissance et auquel il faut sans doute substituer notre tableau. L'exemplaire de ce musée porterait la signature de Pierre II Mariette (1634-1716) et la date de 1671. Pierre van Schuppen, installé à Paris vers 1655, s'est consacré essentiellement au portrait en France et il semble que les quelques sujets d'histoire qu'il ait traduits relèvent de ses premières années en Flandres, puis en France. Il se fait éditeur au plus tard en 1666, pour son portrait de Louis XIV d'après Le Brun. Le Flamand traduit donc certainement une composition française dont on peut penser qu'elle figurait dans une collection parisienne. Cela n'exclut en rien le nom de Le Tellier : les cas de Jean de Saint-Igny, de Laurent Lévêque ou de René Dudot, auteur du May de 1659 mais dont l'essentiel de l'œuvre localisé se trouve en Normandie et surtout à Rouen, témoignent de la facilité de passer de cette ville à la capitale du royaume, et inversement.

Il faut par ailleurs rappeler que Le Tellier, formé à Paris auprès de Pierre Brebiette, doit partir en Italie vers 1635 pour 14 ans, selon les sources, mais n'est mentionné à Rouen qu'en 1653-1654. Il pourrait avoir tenté une première installation à Paris et commencé à travailler pour quelque amateur dans le registre du tableau de dévotion. Cela confirmerait mon sentiment d'une œuvre précoce dans sa production, préludant à toutes les autres, portrait gravé en 1647 et publié à Venise excepté. Le contexte exigeant de la capitale du royaume expliquerait aisément la haute qualité de notre toile, sa production rouennaise étant dans l'ensemble moins raffinée dans le jeu du drapé ou le modelé.

S.K., Melun

Pierre van Schuppen
(d'après Pierre Le Tellier),
Le mariage mystique de sainte Catherine
Gravure. 38,7 x 31,8 cm. .
British Musuem.
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