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Sylvain Kerspern - «D’histoire & d’@rt»

Défi html#8, août 2015


Un autre Saint Laurent et son attribution sur le gril :

de Véronèse à Varin (en passant par un Lorrain).


Mise en ligne le 10 août 2015, jour de fête saint Laurent

Les pérégrinations sur la « Toile » qui m'ont conduit au tableau de Jean-Baptiste de Champaigne m'ont également fait m'arrêter sur le cas d'une peinture spectaculaire conservée, selon la base du ministère de la Culture, dans une église de Pont-à-Mousson. La fiche « Mémoire » signale que la photographie montre un état « après restauration »; si celui-ci est uniforme, certains aspects, notamment des visages comme celui du bourreau attachant le pied du martyr, laissent perplexes.

En réalité, elle avait été déposée en 1991 au Musée des Beaux-Arts de Nancy. Elle aurait pu y rejoindre une peinture très similaire de format légèrement réduit, léguée par un collectionneur local à la bibliothèque de l'Académie de Nancy en 1792 et saisie l'année suivante. Mais celle-ci a fait le chemin inverse de sa jumelle, sans doute pour pallier son absence, et a ensuite rejoint le Musée Au fil du papier de Pont-à-Mousson, selon les indications fournies aimablement par Muriel Mantopoulos, documentaliste du Musée des Beaux-Arts de Nancy, que je remercie ainsi que Flore Collette, son conservateur. Ces informations incitaient, pour l'attribution, à une piste locale, encore privilégiée lorsque les deux toiles furent cataloguées par Clara Gelly-Saldias en 2006 (p. 149).

« Vers 1630 (...) d'après un modèle italien du 16e siècle? »
Martyre de saint Laurent,
toile. «h = 210 ; la = 280 (Hauteur approximative)»
Pont-à-Mousson, église Saint-Laurent (fiche Palissy)
Nancy, Musée des Beaux-Arts
1. La piste locale et sa source italienne.
L'attribution à Jean Leclerc (1587 ca. -1633) avait été faite en 1976 par François-Georges Pariset, l'un des historiens d'art ayant le plus étudié le foyer lorrain du temps. En 1982, Jacques Thuillier se montre, lui, très réservé (p. 74) : « Entièrement repeinte, la grande toile du Musée des Beaux-Arts de Nancy qui représente actuellement l'Adoration du Veau d'Or, ou le Martyre de saint Laurent de Pont-à-Mousson ne permettent aucun jugement assuré. » Dix ans plus tard, Claude Pétry ne cache pas non plus une certaine gêne (p . 218) : « Est-ce la restauration très poussée pour laquelle un contrat fut passé (1712, AD 54, H. 680, f°592) qui lui donne un air un peu étranger à Le Clerc? ».

On comprend entre les lignes que le transfert en 1991 au musée de Nancy était en rapport avec l'exposition sur l'art en Lorraine au temps de Jacques Callot, en 1992, dans laquelle un volet était consacré à ce peintre, mais que son examen par les commissaires n'a pas convaincu.

État actuel.
Pour tout dire, ce n'est pas à Le Clerc que j'ai songé lorsque j'ai vu, pour la première fois, une reproduction de ce tableau. Mais avant d'exposer et défendre mon intuition, il faut passer au crible le contexte matériel et esthétique tel qu'il était présenté jusqu'ici.
Un premier point peut être rectifié : le lien avec Véronèse, proposé dès les inventaires révolutionnaires de 1793 pour les deux tableaux, est plus ténu qu'on ne l'a écrit. Certes les grandes diagonales et les effets de foule que l'Italien aime sont bien présents mais il n'en a pas le monopole. En soi, le rapprochement proposé avec la prédelle d'un retable produit par l'atelier pour une église provinciale, et insulaire, de Croatie, celle de Verbosca, posait question : comment Leclerc l'aurait-il vu et pourquoi transposer un sujet de prédelle, aux dimensions si modestes et manifestement de l'atelier, en « grande machine » aux dimensions monumentales ? Or la confrontation interdit non seulement d'y voir une copie mais nourrit aussi les interrogations sur la possibilité d'un rapport convaincant, car expliquant ce qui rend notre tableau impressionnant. Qu'on ait voulu rechercher un modèle italien sous-jacent souligne, au fond, la difficulté à reconnaître le style de Leclerc.


Huile sur toile, 250 x 314 cm.
Nancy, Musée des Beaux-Arts.


Atelier de Paolo Veronese,
Martyre de saint Laurent,
prédelle du retable de Verbosca (Croatie).
Bois, 22 x 44 cm.

Par ailleurs, force est de constater que les informations situant en Lorraine nos deux Martyres, si elles sont anciennes, ne remontent pas à l'époque supposée de leur création, mais seulement au XVIIIè siècle. Or la Chartreuse de Bosserville, où le grand tableau est mentionné en 1712 et saisi à la Révolution, n'existe que depuis 1666. L'installation de l'imposante peinture – que l'inventaire révolutionnaire suggère plus large qu'elle n'est aujourd'hui – dans son réfectoire est donc bien postérieure à la mort de Jean Leclerc. Je n'ai pu consulter le travail universitaire de N. Le Clerre mentionné par le catalogue de Clara Gelly-Saldias, en sorte que j'ignore quand « Monseigneur Vincent » (Vincent de Paul ?) pourrait en avoir fait don aux Chartreux. Est-ce que la restauration de 1712 prépare une intégration au décor? On ne peut, en tout cas, se servir de l'historique pour privilégier la piste d'un artiste local.
2. Evaluation de l'attribution à Jean Leclerc.
Atténuation de l'inspiration vénitienne, lien distendu avec la stricte provenance lorraine : que penser maintenant de l'attribution à Le Clerc ? La comparaison avec deux exemples caractéristiques de son art, la Prédication de saint François-Xavier du même musée nancéen, et la Résurrection de Lazare, au Louvre depuis 2011, montre des différences fondamentales.

Ci-contre : Jean Leclerc
Prédication de saint François-Xavier.
Toile, 246 x 171 cm.
Nancy, Musée des Beaux-Arts.

Leclerc affectionne les visages aux traits aigus, aux petits mentons triangulaires, les drapés aux plis mutilples et fins, à la manière de son maître Saraceni ; du même, il développe les dispositions par regroupements compacts, volontiers convergents. Il faut dire que ses personnages constituent, la plupart du temps, l'architecture principale de ses œuvres, le décor demeurant très secondaire. Sur tout cela, mettre en regard la Résurrection de Lazare de Leclerc et notre Martyre de saint Laurent, deux formats en largeur, éclaire le fossé qui les sépare.



Ci-contre : Jean Leclerc
Résurrection de Lazare.
Toile, 85 x 128 cm.
Louvre


Notre composition installe des architectures monumentales – autre trait possible d'un éventuel rapprochement avec Véronèse, mais qui ne lui est pas plus exclusif car largement partagé dans l'Europe maniériste – pour articuler une scène aux dispositions spectaculaires, que les grandes diagonales font rayonner et s'opposer. Dans le même esprit, la gestuelle en est ample, démonstrative, aux antipodes de celle de Leclerc, beaucoup plus parcimonieux. Le nom du Lorrain semble décidément à rejeter. Mais alors qui ?
3. Une alternative « parisienne » : Quentin Varin.
En la découvrant, j'avais vaguement envisagé Bellange, pour rester dans le contexte lorrain, et parce qu'il me semblait que l'auteur n'appartenait pas à la génération des réformateurs marqués par Caravage ou Carrache, mais à la précédente, baignée dans le maniérisme. Presqu'aussitôt, un autre nom s'est imposé, tout aussi itinérant que Leclerc, sinon plus, mais parisien dans ses dernières années : Quentin Varin.

Il est né à Beauvais vers 1570-1575 et pourrait avoir fui les troubles des Guerres de Religion, comme tant d'autres artistes, pour gagner l'Italie; il est à Avignon de 1597 à 1601 au moins. De retour en Picardie, il s'installe à Amiens, y épouse la fille du peintre Raoul Maressal dont le premier enfant est tenu sur les fonts baptismaux par le jeune Nicolas Poussin, 15 ans : Varin a des liens familiaux avec les Andelys et ses environs, et y travaille en 1612. En 1616, il regagne Paris, qu'il ne quittera sans doute plus et où il meurt en décembre 1626 en pleine activité, notamment pour le roi et Marie de Médicis. Que Simon Vouet soit rappelé de Rome par le roi quelques jours après sa disparition, apparemment pour le remplacer, dit assez l'importance qu'il avait prise à leurs yeux, compte tenu des commandes qui incombent aussiôt à son successeur.
L'idée de lui attribuer notre Martyre m'est venue d'abord par certains détails bien dans sa « manière ». La mine renfrognée, construite sur des courbes parallèles, comme l'enfant à la torche de la Mise au tombeau du Louvre; celle soufflant sur les braises, évoquant les flûtistes de l'Assomption des Andelys (1612); les mains puissantes, paume vers le sol et doigts détachés, au mouvement suspendu, du Christ des Noces de Cana (Rennes, Musée des Beaux-Arts, 1618) ou de la prophétesse Anne de la Présentation au Temple des Carmes; le profil au nez pointu, au petit menton rond du saint, un de ses types favoris; les chevelures ébouriffées…


Quentin Varin, Mise au tombeau, Louvre. Toile, 84 x 68 cm
(à Beauvais avant 1866; Amiens en 1866; Paris en 1903)


Quentin Varin, Les Noces de Cana, 1618.
Toile, 310 x 259 cm. Rennes, Musée des Beaux-Arts



Quentin Varin La Vierge reine du ciel, 1612.
Toile, 160 x 110 cm. Les Andelys, Notre-Dame du Grand-Andely

Quentin Varin, La présentation au Temple, 1625.
Toile, 558 x 303 cm. Paris, Saint-Joseph-des-Carmes

Le sens de la profondeur, s'appuyant sur ces architectures monumentales aux ornements érudits, à l'effet perspectif accusé projetant les personnages du premier plan vers l'espace de l'église et instaurant une dynamique dans la profondeur par effets d'échelle, le goût des anatomies puissantes dans des attitudes spectaculaires et des imposantes figures repoussoirs, appartiennent à ses dernières années, alors qu'il s'est installé à Paris. Autant qu'on puisse en juger, le coloris raffiné correspond aussi. Les retables de Saint-Gervais-Saint-Protais, de 1618 (aujourd'hui à Rennes), des Carmes ou de Fontainebleau (1624, ci-contre), et la voûte montrant la Chute des anges rebelles dans une des chapelles de Saint-Nicolas-des-Champs (1623? ci-dessous à droite) témoignent d'une évolution rapide vers une plus grande densité des formes et une accentuation des effets dramatiques par leur enchaînement suivant de grands rythmes en arabesques ou circulaires. C'est assurément à la confrontation avec les oeuvres d'artistes aussi différents qu'Ambroise Dubois, Nicolas Baullery, Guillaume Dumée, Georges Lallemand, Frans Pourbus et surtout Martin Fréminet – dont il avait copié, dès 1600, une gravure pour un tableau de dévotion en Avignon - qu'il doit cette mutation éclair.



Ci-contre : Quentin Varin,
La chute des anges rebelles, 1620-1623?
Paris, église Saint-Nicolas-des-Champs,
chapelle sainte Cécile (autrefois des saints anges)


Quentin VarinLa guérison du paralytique, 1624.
Toile, 160 x 110 cm. Fontainebleau, église Saint-Louis

Ci-contre : ici attribué à Quentin Varin
Martyre de saint Laurent.
Huile sur toile, 250 x 314 cm.
Nancy, Musée des Beaux-Arts.

C'est à cette phase de son art qu'appartient le tableau lorrain, et sans doute aux toutes dernières années du peintre, mort brutalement à la fin de l'année 1626. Varin s'y montre capable de rivaliser avec les grands décorateurs du temps, dans un langage certes encore très marqué par le « maniérisme », mais cohérent, efficace, impressionnant. On comprend que Nicolas Poussin ait pu en faire un des modèles qu'il révérait, moins pour l'étincelle qu'il fut pour lui, autour de 1610, et les peintures aux ambitions plus modestes des Andelys, que pour le constat du chemin parcouru ensuite au service de la couronne, dans la maîtrise d'un « grand style ». Dans le schéma général du premier tiers du XVIIè siècle, Varin fut certainement l'un des plus puissants moteurs de la transformation du foyer parisien en capitale artistique européenne. Louis XIII ne s'y était apparemment pas trompé.

C'est aussi dans ce contexte que son art pouvait rayonner. C'est ce qui explique sa présence, selon moi, dans un décor de cheminée du château de Cormatin (ci-contre), par exemple ; ou que quelque grand personnage de Lorraine ait fait appel à lui pour notre tableau. Que penser du « petit frère » de ce dernier, légué par l'avocat Recouvreur ? J'en espère une bonne reproduction mais celle que j'ai pu voir montre une sécheresse de facture jointe à l'absence de variante significative qui doit en faire une excellente copie ancienne témoignant, du moins, du succès de la composition. Il reste à espérer que la restauration du tableau du musée naguère envisagée, qui demandera beaucoup d'attention, puisse prochainement redonner tout son lustre à ce chef d'oeuvre de la peinture française.

S.K., Melun, août 2015



Ici attribué à Quentin Varin
Vénus dans la forge de Vulcain.
Toile. Cormatin, château
BIBLIOGRAPHIE :
- Émile Delignières in Bulletin du comité des Sociétés des Beaux-Arts des Départements, 1903, tiré-à-part.
- Catalogue de l'exposition La peinture en Provence au XVIè siècle, Marseille, 1987, p. 162-166 (notices de Gilles Chomer).
- Clara Gelly-Saldias in cat. expo. Le premier musée de Nancy : de l'an II au sacre de Napoléon, Nancy, 2001, p.86, 96, n°6 et 22.
- Clara Gelly-Saldias Nancy, Musée des Beaux-Arts : peintures italiennes et espagnoles, XIVe-XIXe siècles, Nancy, 2006, p.149.
- Guillaume Kazerouni in cat. expo. Les couleurs du ciel, Paris, Carnavalet 2013, p. 84-95.
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