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Sylvain Kerspern - dhistoire-et-dart.com
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Attribuer
Sylvain Kerspern


À propos de deux peintures franciscaines à Provins.


Cadre historique et attribution,

de Rémy Vuibert

à l'atelier de Charles Errard



Mise en ligne le 16 janvier 2020


Dès sa création, ce site a eu pour vocation de mettre en avant les problèmes que pose une attribution, et surtout ses enjeux. Didier Rykner dans La tribune de l'art, qui apporte son lot de nouveautés en la matière, a récemment rappelé combien cette science - car c'en est une - est fragile, « tout sauf exacte ». J'aimerais rebondir sur cette remarque et en donner ici une illustration concrète.

En premier lieu, il faut bien s'interroger sur le fait qu'il existe des sciences « exactes ». Tout un chacun passe ses études depuis ses plus jeunes années jusqu'à leur terme en constatant que celles que l'on avancerait le plus volontiers comme candidates, comme les mathématiques, font sans cesse l'objet de révision, et ce qui nous est présenté comme une vérité à tel moment du parcours devient approximation ou contestable un peu plus tard. D'une certaine façon, une science ne peut prétendre être exacte en ce qu'elle ne peut embrasser, à elle seule, toute la réalité, ce qu'elle devrait faire pour se prétendre telle. Elle est un éclairage parmi d'autres, et elle évolue avec la réalité en question, qui n'est pas immuable; de fait, il n'existe pas de science qui ne fasse encore l'objet d'études et de recherches. Ce qui ne les empêchent pas de proposer un cadre de lecture du monde sur lequel s'appuyer pour vivre.

L'exemple de la scolarité convoqué à l'instant permet de comprendre qu'il y ait, dans toute science, une vérité du moment, utile temporairement et susceptible d'être remplacée par une autre plus tard. Soit qu'elle affine le point de vue précédent, soit qu'elle en renverse le propos. De ce point de vue là aussi, l'histoire de l'art est une science, comme nous allons le voir.
Premiers étiquetages
C'est sous le nom de Le Sueur, tout d'abord, que réapparaît, au XIXè siècle le tableau représentant un miracle alors attribué à saint Bruno. Dans la mesure où le saint personnage ne porte pas le costume blanc des Chartreux mais celui brun à cordelettes des Franciscains, il est vraisemblable que ce soit le style qui ait suscité le nom de l'artiste entraînant l'iconographie pour donner un sujet, non l'inverse. La peinture est signalée avec cette identité par Paul Joanne dans son Itinéraire général de la France (Paris, 1868, t. 8, p. 240).

L'erreur de sujet a depuis été rectifiée. Un homme pâle à demi nu, ceint d'un drap, observé, entre autres, par un homme enchaîné, fait face au Franciscain, que l'on peut identifier comme Antoine de Padoue intervenant au procès de son père. Ce dernier, homme de confiance du roi du Portugal à Lisbonne, avait été injustement accusé d'un meurtre, et son fils, interrompant un sermon à Padoue pour apparaître dans la salle du jugement, convoque le mort pour témoigner de l'innocence paternelle.

Le sujet n'a pas été fréquemment traité, mais on peut en trouver l'interprétation proche en date de Willem van Herp (1614-1677) au Musée Magnin de Dijon, ainsi qu'au musée de Libourne, sous forme d'esquisse, par-delà l'approximation de titre : Antoine n'y sort assurément pas du tombeau lui-même mais se tient, dans sa robe de bure, auprès de l'homme que la victime vient disculper. Dans notre tableau, il prend littéralement à témoins l'assistance.

« F. Le Sueur, Saint Bruno ressuscitant un mort/
Scène de la vie de saint Antoine de Padoue
».
Toile, 225 x 160 cm. Provins, église Sainte-Croix
(en dépôt à l'église Saint-Quiriace, dans la Ville Haute)

L'autre peinture est moins anciennement connue, et n'a été classée Monument Historique que le 13 août 1996. Le sujet ne fait pas de difficulté : l'habit de la moniale et l'exposition de l'ostensoir correspondent à l'épisode au cours duquel, à l'approche menaçante de Sarrasins à la solde de l'empereur Frédéric II, Claire les aurait mis en fuite par la simple monstrance de l'objet servant à l'Eucharistie.

Le nom de l'artiste supposé, Berthollet Flemalle, s'il renvoie à l'école liégeoise, n'est pas pour autant étranger à l'actualité parisienne, tout au contraire. Le peintre a contribué, vers 1645, au décor de l'Hôtel Lambert, dans l'île Saint-Louis, parmi toute une équipe d'artistes dont le même Eustache Le Sueur. S'il a été préféré, pour l'attribution, à ce dernier, on peut penser que cela soit en raison de la lourde figure de l'assaillant renversé, très éloigné du style délicat du Parisien. Nous restons néanmoins dans le contexte classicisant de la capitale, commun aux deux peintures qui nous occupent.

Depuis que je les connais, je suis convaincu qu'elles sont de la même main. Le goût classique de l'architecture installant une composition frontale, les physionomies aux arcades marquées, la gestuelle aux larges mains ouvertes soutiennent cette idée. La commune iconographie franciscaine s'ajoute pour inciter à les associer dans une action concertée que j'ai envisagée dans ma thèse, autour d'une nouvelle proposition pour leur auteur.

« Berthollet Flémalle, Sainte Claire mettant en fuite les Sarrazins».
Toile, 280 x 130 cm. Provins, église Sainte-Croix
(en dépôt à l'église Saint-Quiriace, dans la Ville Haute)

La piste Rémy Vuibert.

Envisager Rémy Vuibert (vers 1607-1652) constituerait une sorte de pas de côté. Le rapprochement des attributions à Le Sueur et Flémalle daterait les tableaux vers 1645-1647, temps du plus fort de l'activité de l'ami de Poussin, « Monsieur Rémy ». J'aurais à revenir sur l'éventuelle communauté de destin des deux peintures. Je veux d'abord exposer ce qui m'a incité, dans ma thèse, à prononcer ce nom à leur propos.

C'est l'intuition d'une lecture de signature à rectifier qui m'a fait m'intéresser au peintre à propos de la Pentecôte de Lagny, par rapprochement avec celle du tableau de Rethel Saint Pierre et saint Jean guérissant les malades à la porte du Temple (1638, église Saint-Nicolas). La typologie accusée des traits des personnages et une gestuelle expressive, opposant une extrême intériorité à un emphatique étonnement, de même que l'ordonnance classique des bâtiments construisant un théâtre cubique, une scène frontale, apparaissent nettement aussi bien dans la peinture latignacienne que dans ce qui doit être un des tout premiers tableaux peints par l'artiste à son retour en France, après son bref séjour en Italie (1635-1637), ledit Saint Pierre guérissant les malades de son ombre.
Rémy Vuibert, Saint Pierre guérissant les malades de son ombre, 1638.
Toile, 300 x 215 cm.
Rethel, église Saint-Nicolas
Rémy Vuibert, La Pentecôte, 1646.
Toile.
Lagny, église Saint-Pierre
À propos de ce dernier, un dessin du Musée des Beaux-Arts de Rennes prépare le buste du paralytique de l'angle inférieur droit. Il porte une mention l'attribuant à Jean-Baptiste de Champaigne rejetée par Frédérique Lanoë en 2009; le rapprochement ne laisse aucun doute en faveur de Vuibert. Il aura étudié attentivement ce personnage, puisqu'une sanguine passée sur le marché de l'art en prépare la disposition générale.
Rémy Vuibert, Saint Pierre guérissant les malades de son ombre, 1638, détail.
Toile.
Rethel, église Saint-Nicolas
Rémy Vuibert, étude pour le paralytique du Saint Pierre guérissant les malades de son ombre.
Plume et encre noire, rehauts de blanc. 13,4 x 11,3.
Rennes, Musée des Beaux-Arts

Drapés contraignants, profils aigus et visages fortement structurés aux orbites enfoncés, aux expressions appuyées, gestuelle significative sans être démonstrative, une certaine raideur des attitudes et des formes et un coloris sonore et raffiné sur fond de minéralité architecturale, tout cela m'a longtemps semblé soutenir l'idée que le nom de Vuibert pouvait s'appliquer aux deux tableaux de Provins. La méconnaissance persistante de l'artiste a pu la favoriser, ainsi qu'une chronologie délicate pour un spécialiste de la quadratura quand tant de décors du temps ont disparu. De plus, il est mort jeune : sa carrière française couvre à peine 15 ans. Il me semblait donc pouvoir envisager une situation entre le tableau de Rethel (1638) et l'ensemble de Moulins, voire le tableau de Lagny (1646). Non sans une sourde perplexité qui me faisait différer ce que je pensais encore, en 2005, concevoir comme la suite logique de l'attribution des Vuibert de Lagny, un article faisant le point sur l'artiste incluant les peintures franciscaines de Provins. Puis le doute grandit...
Le bénéfice du doute : la voie Errard/Coypel.
En parallèle, j'avais travaillé sur Charles Errard (1603? - 1689), artiste qui, selon moi, a été dépossédé d'une partie de son œuvre au profit de ses élèves, singulièrement Noël Coypel (1628-1707). Progressivement, son atelier m'a paru une alternative judicieuse.

Le détail qui me dérangeait le plus au regard de Vuibert était la lourde figure tombée au sol de la Sainte Claire. Le froncement de son expression et le déploiement comme désarticulé du corps caractérise certaines productions d'Errard, notamment les illustrations gravées par Karl Audran, Pierre Daret et Gilles Rousselet pour le Breviarium Romanum publié en 1647, en particulier La trinité (ou Trône de grâce) ci-contre. Les mains aux doigts écartés et aux phalanges détaillées sont également communs, ainsi qu'avec ce qui se voit dans la production de son élève Noël Coypel.
Saint Claire faisant fuir les Sarrasins, Provins, église Sainte-Croix Gilles Rousselet d'après Charles Errard, Le trône de grâce, gravure, 1646/1647. BnF
Noël Coypel,
Saint Jacques conduit au supplice, détail, 1661. Toile. Louvre
Si Coypel fait acte de candidature à l'Académie royale de peinture et de sculpture dès 1659, les multiples entreprises sous la conduite d'Errard retardent sa réception, effective en mars 1663. Entre-temps, il avait peint le May de 1661 (détail ci-dessus) dans un style qui doit tant à l'esprit de son maître, et qui, au fond, évoluera peu jusqu'à sa mort en 1707. La confrontation avec l'un des compartiments du plafond de la Grand'Chambre du Parlement de Rennes, qui témoigne de l'étroite collaboration entre Charles Errard et de son élève (ci-contre), et du May de 1661 (détail ci-dessus) dit assez à quel point l'élève s'est profondément imprégné du style du maître, surtout rapporté aux gravures de 1646-1647 d'après Errard, alors que l'élève n'avait pas vingt ans. On pourrait faire d'une telle symbiose un cas d'école, si j'ose dire, mais cela ne saurait satisfaire un historien d'art soucieux de cerner l'apport des personnes qu'il étudie.
Charles Errard et Noël Coypel
Plafond de la Grand'Chambre du Parlement, 1656-1661
Compartiment central. Rennes, Palais de Justice
Tout travail monographique sur un artiste cherche en effet à réunir un œuvre cohérent, significatif et suggestif d'un style propre qui donne à toute attribution un caractère vraisemblable. Y entre une part de subjectivité qui motive les batailles d'expert. Dans le cas de Charles Errard, il se complique de la très longue tradition qui veut que lors de sa carrière française, il ait nourri une collaboration laissant à son élève, Noël Coypel, le soin d'exécuter la part noble des décors dont il fut chargé. Or l'essentiel des entreprises mentionnées par les sources prennent place durant cette phase.

J'ai abordé sur ce site la question du partage entre collaborateur et élève pour le décor du Parlement de Rennes. Revenir plus largement dessus, à partir d'une autre étude publié conjointement en 2005 dans la Tribune de l'art et des apports de la monographie d'Emmanuel Coquery parue depuis, supposait un tel développement que j'ai pensé devoir en faire le détail sur une autre page de ce site, mise en ligne en même temps, à laquelle je me permets de renvoyer. On y trouvera des arguments complémentaires à ceux que j'apporte ici dans ma recherche en paternité pour les tableaux de Provins.


Attribué à Charles Errard,
Nativité. Toile. 165 x 130 cm. Marsillargues, église.
Les gravures du Breviarium romanum mais aussi le tableau de Marsillargues (ci-dessus), d'abord proposé à Noël Coypel mais que j'ai souhaité rendre à Charles Errard (publié ainsi en 2005 dans La tribune de l'art et confirmé ici par comparaison avec une gravure identifiée par Emmanuel Coquery), montrent un fond d'intérieur architectural sévère avec pilastres imposant un effet de frontalité et de frise qui autorise le glissement de la Sainte Claire de Vuibert au Nantais ou à son élève Noël Coypel, qui en a repris le parti dans la Visitation peinte en 1663 pour la chapelle parisienne des Incurables (ci-contre).

On retrouve le traitement des mains aux phalanges détaillées, on devine un drapé marquant les plis mais il faut être prudent, car le tableau n'est pas, en l'état, facilement lisible. Tout juste me permettrais-je de noter le traitement du visage du soldat tout à gauche avec l'ange en pareille position à Marsillargues.
Noël Coypel. La Visitation, 1663
Toile. 104 x 148 cm. Paris, Musée de l'Assistance publique (en dépôt au Musée des Beaux-Arts de Rennes)
La Visitation des Incurables (1663), de l'élève, présente un Joseph très semblable aux personnages du fond du Miracle de saint Antoine de Padoue, sorte de statues-colonnes par leur drapé enveloppant, mais c'est un parti dont, à nouveau, Coypel est redevable à son maître qui en donne de nombreux exemples dans le Breviarium romanum (par exemple Saint Pierre et saint Paul, ci-contre un peu plus bas). On le retrouve aussi dans le May de 1661, qui partage encore le principe d'installer un podium occupé par des spectateurs plus ou moins impliqués par la scène principale.

J'ai rapproché ce dispositif, dans ma thèse, de celui employé par Eustache Le Sueur pour son morceau de réception à la maîtrise parisienne, datable de 1645-1646, dans l'intention d'expliquer l'attribution faite au XIXè siècle; à quoi, sur la base d'une restitution à Vuibert, j'objectai la probable importation d'un motif emprunté au Dominiquin et sa Flagellation de saint André, que le Champenois avait gravée lors de son séjour romain (1635-1637).

Noël Coypel,
Saint Jacques conduit au supplice, 1661. Toile. Louvre
Gilles Rousselet d'après Charles Errard,
Saint Pierre et saint Paul, 1647.
Gravure. BnF
Pierre Daret d'après Charles Errard,
La Pentecôte, 1647.
Gravure. BnF
Eustache Le Sueur (1616-1655),
Miracles de saint Paul, 1646.
Toile. 175 x 137,5 cm. Vente Leclère en 2018.
Rémy Vuibert d'après Domenichino,
La flagellation de saint André
Gravure. British Museum
Charles Le Brun,
Le martyre de saint André, 1647.
Toile. 98,4 x 80 cm. Getty Museum
Il faut tout de même noter le précédent sur ce point de Jacques Stella dans la Libéralité de Titus pour Richelieu, datable vers 1641-1642 (ci-dessous), dans laquelle il se sert de ce dispositif pour installer Louis XIII sous les traits de l'empereur, accompagné du cardinal (Cambridge, Mass., USA). De même doit-on remarquer qu'il est employé par Charles Le Brun pour son Martyre de saint André de 1647 (Notre-Dame) ou son modello (Getty Museum, ci-dessus à droite), rendant frontal la présentation de l'édicule du Supplice de Mézence (modello ci-dessous), que je crois de l'année précédente.

Jacques Stella, La libéralité de Titus.
Toile. 1,78 x 1,475 cm.
Cambridge (Mass.), Harvard University Art Museums, Gift of Lewis G Nierman and Charles Nierman and the Alpheus Hyatt Fund
Charles Le Brun Le supplice de Mézence
Toile. 54 x 43,5 cm. Marché d'art
C'est l'apparition d'une feuille proposée à Michel Corneille qui a emporté ma conviction qu'il fallait passer de Vuibert au couple si difficile à dissocier que constituent Errard et son principal élève, sinon son disciple. Hormis le geste et l'orientation de la tête, alternatives compatibles avec le tableau de Provins, le drapé correspond parfaitement à l'homme sur le podium au manteau au coloris à dominante bleue. Spontanément, c'est le nom de Noël Coypel qui m'est venu à l'esprit devant le dessin. Les flottements subsistant dans le départ d'avec son maître, l'état des peintures et leur style moins figé que ce que l'on connaît de l'élève incitent à la réserve. Il resterait d'ailleurs à accepter l'idée que les deux sujets provinois soient de la même main, ce dont je ne doute pas. Ainsi, Moana Weil Curiel a déjà fort justement rapproché le miracle d'Antoine de Padoue d'œuvres de Coypel sans pour autant soutenir l'attribution, mais il ne dit rien de son compagnon, peut-être en raison de sa condition. Par ailleurs, il le fait dans une étude consacrée à une peinture mythologique qu'il donne au même Coypel alors que j'y vois la main d'Errard...
Noël Coypel ou Charles Errard? Étude d'homme
Crayon noir. 42,5 x 22,5 cm. Vente Bailly en 2015 comme Michel Corneille l'Ancien
Gilles Rousselet d'après Charles Errard,
Saint Pierre et saint Paul, 1647.
Gravure. BnF
Ici attribué à Charles Errard,
Phaëton demandant à Apollon de conduire son char.
Toile, détail. Jassi, Muzeul de Arta
Charles Errard,
Renaud abandonnant Armide.
Toile. 243 x 338 cm. Bouwiller, Musée
Ci-contre à gauche :
Charles Errard,
Le jeu de frappe-main.
Dessin. 24,3 x 34,6 cm.
Rennes, Musée des Beaux-Arts
Ci-dessus se trouve une double confrontation, pour la peinture avec deux œuvres incontestables, l'une, de Charles Errard, que j'ai datée vers 1646, et l'autre, de son élève, de 1661; et pour le dessin avec une feuille du Musée des Beaux-Arts de Rennes des années 1650; or la technique de l'étude d'homme est très proche dans les hachures autant que dans les quelques éléments de drapé. Les tableaux de Provins ne montrent pas franchement les drapés aux plis forts et raides, dont le tracé se brise, qui caractérisent l'art de Coypel, et il me semble que l'on doive à tout le moins garder l'alternative avec Errard. L'œuvre sûr de ce dernier témoigne d'un art encore sensible à la souplesse de l'arabesque décorative et dont la minéralité dans le drapé est plus fine et délicate, et les attitudes plus affectées, moins « héroïques ». N'en retirons donc pour l'instant d'autre conviction que le fait de les associer, et les rattacher à l'ensemble encore problématique de l'atelier du maître, au sens large, qu'il s'agisse d'une production de celui-ci seul ou un autre fruit de leur collaboration, en attendant la possibilité d'un examen dans les meilleures conditions. Seule l'éventualité d'ouvrages de la seule main de Coypel me semble pouvoir être écartée. Revenons maintenant aux possibles destinations de ces deux tableaux.
La communauté de style et d'iconographie, franciscaine, incite à une provenance unique, un établissement religieux de cet ordre. Or il était, depuis l'âge d'or de la ville et des comtes de Champagne, très présent à Provins par le biais des Cordeliers et des Cordelières. Au XVIIè siècle, les premiers font appel en 1654 à Jacques Stella. Les secondes avaient, quant à elles, sollicité Jacques de Létin pour le retable de leur chapelle, ornée d'une grande Adoration des mages et diverses petites peintures autour en 1628.

J'ai privilégié dans ma thèse la piste des Sœurs, dans la perspective d'une attribution à un artiste mort dès 1652, Vuibert; soit plus d'une dizaine d'années avant le Factum de 1668 signalant des désordres qui se cristallisent en 1663-1664 et qui ont conduit l'archevêque de Sens à les soustraire à la direction de conscience des Frères pour les placer sous son autorité directe. Celui qui est par ailleurs désigné comme le responsable du retable de Pierre Blasset et Jacques Stella, Savinien Le Fort, figure parmi les cibles du plaidoyer. Quelque soit la réalité de ces incidents puisqu'on ne connaît plus guère leur histoire que par leur point de vue, il faut noter que cela correspond aux prescriptions du Concile de Trente qui fait de l'évêque l'autorité de tout couvent, tout en rencontrant les intérêts du Gallicanisme en avalisant les décisions de la justice parisienne contre celles du Général de l'Ordre, à Rome.

Un tel contexte colore-t-il le propos du peintre? On pourrait être tenté de le croire, l'un des sujets montrant des moniales mettant en fuite des envahisseurs, l'autre un procès. Cela ne résoudrait rien. Y voir le triomphe des Soeurs situerait leur commande au plus tôt vers 1669, alors qu'Errard est reparti pour Rome pour mettre sur pied l'Académie de France tandis que Coypel a désormais un style bien affirmé, qui tranche avec ces peintures, plus délicates. Jeanne d'Allonville, abbesse interlocutrice de Lestin, témoigne du fait que malgré la supposée immixtion des Frères, il était possible aux Cordelières d'obtenir les moyens d'orner leur chapelle.
Jacques de Lestin,
L'adoration des mages, 1628.
Toile.
Provins, chapelle de l'ancien hôpital
Pierre Blasset et Jacques Stella,
Retable des Cordeliers de Provins, 1653-1654.
Provins, église Saint-Ayoul.
On ne peut donc faire de l'iconographie un élément décisif pour dater ces deux peintures, dans l'espoir de trancher entre Errard et son cadet. Dans l'étude mise en ligne conjointement, la mosaïque chronologique qui la clôt suggère une situation entre 1655 et 1660. Quoiqu'il en soit, cette alternative qui me semble désormais incontestable représente une réelle avancée, en écartant une hypothèse séduisante mais qui n'était pas entièrement satisfaisante, confrontée à de récentes découvertes, au profit du cercle étroit d'un des artistes majeurs du temps. Elle doit permettre, à terme, d'éclairer le fonctionnement de l'atelier pour donner à son chef un véritable catalogue dans le domaine de la peinture d'histoire.

Ainsi peut se justifier une forme de droit à l'erreur en histoire de l'art. Les propositions initiales en faveur de Le Sueur et Flémalle, pour être « généreuses » au sens où elles avancent des noms reconnus sinon célèbres, situaient de façon judicieuse le contexte parisien du milieu du siècle, que nul ne peut contester. Il restait et il reste encore à retrouver le seul candidat véritable, au cœur d'un foyer alors bouillonnant; d'où une première piste - Vuibert - qu'une meilleure connaissance de l'artiste a progressivement rendue difficile, remplacée par une seconde au bénéfice de la réapparition du dessin préparant un détail d'une des peintures; hypothèse dont le seul souci véritable semble lié au fonctionnement toujours difficile à démêler de l'atelier d'un grand décorateur, Charles Errard, dont l'élève lui-même figure parmi les artistes de premier plan du temps.

C'est à dessein que j'ai choisi de revenir sur un cas tel que celui-ci, alors qu'il demeure en débat sur une alternative stimulante, et à l'imitation de ce qu'a déjà proposé Paola Bassani Pacht pour certains tableaux de l'exposition de Blois et Florence, en 2003-2004, sur Marie de Médicis, un gouvernement par les arts. Tout cela témoigne d'une histoire de l'art vivante, aiguillée autant, au fond, par la curiosité que par le risque de se tromper, d'autant plus grand qu'elle s'attache à des artistes que l'Histoire a volontiers plongés dans l'ombre. Pour autant, ce risque lui est incontestablement nécessaire pour en affiner le paysage et rendre plus grande justice à ses acteurs, humbles ou non.

Sylvain Kerspern, Melun, mars 2020

Bibliographie :
- Jacques Thuillier, “ Propositions pour : Charles Errard”, Revue de l’Art, 61, 1983.
- Sylvain Kerspern, La peinture en Brie au XVIIè siècle, thèse de doctorat, Université de Paris 1, 1990, version actualisée en 1999.
- Sylvain Kerspern, « Deux peintures de Rémy Vuibert à Lagny (Seine-et-Marne)», Dhistoire-et-dart.com, mise en ligne initiale en 2005 (actualisations en 2013 et 2014)
- Sylvain Kerspern, « À propos de l'Énée transportant Anchise du Musée des Beaux-Arts de Dijon : jalons pour l'œuvre de Charles Errard. », La tribune de l'art, mise en ligne le 21 juin 2005 (dernière consultation, 7 novembre 2019)
- Sylvain Kerspern, « Errard et Coypel au Parlement de Rennes. Enseignements d'une exposition. », Dhistoire-et-dart.com, mise en ligne initiale en 2005 (actualisation en 2013)
- Moana Weil-Curiel, « Un Phaëton de Noël Coypel pour Monsieur? », La tribune de l'art, mise en ligne le 2 avril 2012 (dernière consultation, 7 novembre 2019)
- Emmanuel Coquery, Charles Errard : la noblesse du décor, Paris 2013.
- Sylvain Kerspern, « Emmanuel Coquery, Charles Errard : la noblesse du décor. Retour sur le partage Errard/Coypel » , Dhistoire-et-dart.com, mise en ligne mars 2020
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