Sylvain Kerspern - dhistoire-et-dart.com

Sommaire de la rubrique Classique

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Un outil méthodologique


Le traitement numérique de l’image


au service du coloris.



Retour sur dix ans de pratique



Mise en ligne 12 janvier 2014

Depuis que je m’occupe d’un site Internet - ce que je fais en relation avec mon activité libérale d’historien de l’art, soit depuis dix ans -, je suis confronté au traitement de l’image numérique. Les photographies dont on peut disposer sont de qualités variables, non tant en fonction du professionnalisme du preneur de vue que des conditions générales lorsque le cliché fut réalisé : lumière ambiante, état du tableau, impact du cadre... Il suffit d’ouvrir un catalogue monographique pour constater des différences de coloris qui pourraient, sur ce seul critère, mettre en doute une attribution commune.

Contre cela, la solution classique, celle d’un Charles Sterling, est le refus de la couleur pour les reproductions à analyser. La possibilité de traiter l’image, aujourd’hui, ouvre des horizons nouveaux. Encore faut-il procéder avec le minimum de méthode, et accepter la part d’approximation qui est celle de la sensibilité humaine (même si un laboratoire comme Lumière Technology permet d’en réduire considérablement la part subjective). Je voudrais en faire ici l’illustration - si j’ose dire - , à travers quelques cas qui permettent, au demeurant, d’aborder aussi la querelle du coloris au XVIIè siècle.

Jacques Stella, Clélie, Louvre.

À gauche, cliché en ligne, ©A. Dequier, M.Bard.

À droite, le même retouché par mes soins.

L’inversion des mêmes, à côté du titre au-dessus, montre aussi l’impact des couleurs environnant les images dans leur perception.


La plupart des reproductions sont surexposées, écrasant la perception du clair-obscur, ce qu’il faut donc rectifier (ci-contre a). De même ont-elles un coloris trop chaud, par la combinaison de l’éclairage artificiel lors de la prise de vue, notamment, et du vieillissement du vernis. Autant dire que l’abaissement de sa température (b) ne restitue pas vraiment le tableau en lumière naturelle mais entreprend, en quelque sorte, un allègement de vernis pour retrouver l’accord des tons originels. Un petit ajustement des teintes (c) permet généralement de proposer un tableau dans lequel chaque couleur retrouve son intégrité : le jaunissement disparu, le tableau ne doit pas plus être perturbé par des teintes étrangères altérant le clair-obscur, et particulièrement les zones neutres, blanches, par exemple (ci-dessous d : mauvais équilibre vert-rouge). Le travail ci-contre est fait avec le cadre, parlant car il montre le changement progressif; il est évidemment préférable de l’exclure dès le début, comme ci-dessous, pour bien se concentrer sur la surface dont le peintre est directement responsable (e).

d.

e.

a.

b.

c.


Faire le même travail pour des chefs-d’oeuvre universels est très instructif - mais aussi très « dangereux » : il y a dans la mémoire colorée de toute profonde émotion quelque chose d’intangible, de sacré. Combien de remous a provoqué, par exemple, la restauration des peintures de Michel-Ange à la Sixtine? Autant, sans doute, que de discours construits sur une impression que le temps avait fini par fausser.

Je donne ici, le produit de mon habituel travail de traitement de l’image à partir du cliché en ligne fait par Angèle Dequier pour le Louvre d’un autre « monument », la Joconde. Voilà qui peut ouvrir une discussion sur le traitement de la lumière par Vinci, autant dire le coeur même de ce qui a conduit à son invention majeure en peinture, le sfumato. Et une des réponses au débat entre disegno et colore, Florence ou Rome et Venise, dessein et coloris, Poussin ou Rubens.

Disons tout d’abord que la question est elle-même, si j’ose dire, très surchargée par les nombreux discours plus ou moins bien répétés au cours des siècles. Prenons Léonard : pour Toscan qu’il soit, sa conception globalisante de l’art, qui le conduit à rechercher une harmonie fusionnelle entre humanité et nature, et à mettre au point le sfumato, l’effacement des contours, n’est pas pour le placer parmi les tenants du disegno. Qui plus est, la plupart des textes originels (Vasari, Félibien, de Piles) portent des points de vue partisans, qui conduisent parfois à des annexions hasardeuses. Veronese, par exemple, malgré son rattachement traditionnel à Venise, dispose d’un coloris « maniériste », donc en rupture avec un recherche du « tout-ensemble » naturel.

Titien lui-même évolue beaucoup, de l’harmonie enveloppante héritière de Bellini et Giorgione de ses débuts aux fulgurances de la touche, dès les années 1550, des poesie pour Philippe II d’Espagne. Du Portrait de femme au miroir du Louvre au Diane et Actéon de Londres (autrefois à Madrid), la gamme colorée demeure, mais le travail du pinceau devient plus sensible, en rupture avec le soin de la restitution. Or le contour, par l’artifice du miroir, est mis en scène dans le tableau parisien, autant par le fait de montrer une silhouette dénuée de tons francs que par la rivalité supposée avec la sculpture - puisque ce qui les rapproche est le disegno.

Titien, Portrait de femme au miroir, Louvre - Diane surprise par Actéon, détail, Londres, National Gallery.

Sans trop m’apesantir sur ce chapitre (en attendant la mise en ligne d’un des cours professés à Melun sur ce thème), il faut noter que Rubens (1577-1642) a notamment pris appui sur ces poesie de Titien pour approfondir son métier. S'il est vraisemblable que sa confrontation avec les tableaux madrilènes ait eu lieu assez tard dans sa carrière et ne constitue donc pas, par exemple, un déclencheur utile au style visible, à Paris, au Palais du Luxembourg, ce ne fut vraisemblament l’occasion que d’un dépassement de plus, sur la base d’un style déjà bien en place, marqué, pour ne parler que de la tradition italienne, par les styles de Michel-Ange, de Giulio Romano, Tintoret et Titien, principalement, mais aussi les scintillements de Veronese. Faire le travail de dépouillement numérique permet de percevoir en quoi la question du coloris agit sur son art : non tant, encore une fois, par la palette (plus proche de Michel-Ange ou Veronese que de Titien) que par le rôle de la facture, de la touche dans la restitution des corps, au sens large - êtres, nature, textures... -, et de l’espace.

Le « Titien français », Jacques Blanchard (1600-1638) témoigne, une génération plus tard, d’une approche de la question semblable, malgré des appuis différents dans sa formation - l’École de Fontainebleau, la Venise de Palma ou de Fetti... -; sans doute parce que lors de son installation à Paris en 1630, il prend soin d’aller voir les Rubens du Palais du Luxembourg. On est obligé de constater une teinte plus chaude (bleus tirant vers le gris, bruns plus présents), peut-être en raison du jaunissement, déjà, des vernis des modèles admirés. En revanche, on perçoit mieux, il me semble, en quoi l’art du XVIIIè siècle, en se réclamant de Rubens, peut accepter le coloris opalescent de Natoire ou de Boucher, très éloigné des rousseurs de La Fosse (1636-1716), grand promoteur du coloris et partisan de Rubens comme modèle, lui qui fut directeur de l’Académie royale de peinture et de sculpture autour de 1700.


François Boucher, La forge de Vulcain, 1757, Louvre


Rubens, L’arrivée de Marie de Médicis à Marseille, détail, Louvre.

Jacques Blanchard, Vénus, Cupidon et les Grâces découvertes, détail, Louvre.

Charles de La Fosse, Adoration des mages, 1715, Louvre.

Ces quelques remarques appellent à la prudence sur toutes ces questions, et sur la théorie de l’art et sa réalité dans la pratique sur la seule foi des reproductions dont on peut disposer, voire sur des peintures encore « dans leur jus », très peu restaurées au cours des siècles. On voit bien que la question du coloris, de sa conception, n’est pas monolithique, ni même binaire - et je n’ai pas parlé du coloris « cangiante », mêlant les couleurs, complémentaires ou non, pour suggérer les effets de lumières et d’ombre, auquel Stella, notamment, recourt volontiers. On voit aussi combien elle peut changer, d’une génération à l’autre, ce qui fait de son examen un critère souvent déterminant pour savoir si tel tableau est un original ou une copie. Le traitement numérique de l’image est donc un outil précieux, une gymnastique utile à la compréhension de l’art jusque dans sa part irréductible.

Sylvain Kerspern, janvier 2014.

Courriels : sylvainkerspern@gmail.com - sylvainkerspern@hotmail.fr.
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