Sylvain Kerspern - dhistoire-et-dart.com

Varia

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Histoire des arts, de l'art,

brevet des collèges et Journées du Patrimoine :

petit plaidoyer

pour une éducation du regard





Mise en ligne le 12 octobre 2015

Breveter l'histoire des arts?
L'aîné de mes enfants passe son brevet des collèges à la fin de cette année. J'ai assisté à une réunion d'information où il a été question des épreuves à passer, avec un point particulier consacré à l'histoire des arts. J'ai déjà évoqué sur ce site l'introduction de cette discipline parmi les enseignements avant le bac, et toutes les réserves que sa mise en oeuvre amenaient. J'ai vu ce jour-là toutes mes craintes concrétisées.
Tout d'abord, quelle en est la matière ? La notion d'histoire des arts, et non histoire de l'art, prend ici tout son (contre)sens. Parmi les choix offerts à l'épreuve, on peut donc présenter une peinture, une sculpture, mais aussi un texte littéraire ou une composition musicale. On voit bien, ici, que l'histoire des arts ne s'affirme pas comme une discipline à part entière, au contenu et aux méthodes propres et originales puisqu'on suppose que ce qui s'applique à un texte ou à une musique est également valable pour une peinture, une sculpture, une architecture, un dessin, une gravure, une photographie…

Théoriquement, s'entend. Car en pratique, c'est une autre affaire. Ingénument, un professeur exprime toute la difficulté – et la spécificité – de l'approche d'une œuvre d'art, en suggérant de préférer une peinture à, par exemple, la Tour Eiffel : il semblerait qu'on n'ait pas grand'chose à dire sur cette dernière, au contraire d'un tableau pour lequel on peut au moins évoquer les couleurs.

J'ai parfaitement conscience qu'il n'y avait pas nécessairement d'intention péjorative dans ce propos mais j'ai tout de même eu très nettement l'impression que cela signifiait que le discours sur l'oeuvre d'art pouvait plus ressembler à de la péroraison qu'à une analyse à caractère méthodique voire scientifique. Car enfin, s'il y a des outils pour comprendre une oeuvre d'art, quelle crainte peut-il y avoir à « tenir » cinq minutes sur un sujet quelqu'il soit?

La lecture de l'encart sur l'organisation de l'histoire des arts du Bulletin Officiel de l'Éducation Nationale (n°32, 28 août 2008) en fournit, je crois, l'explication. Il ne s'agit pas tant de manier les outils confrontant la sensibilité aux oeuvres d'art que de produire un discours à leur propos.

Il y aurait beaucoup à dire sur le tableau donnant une grille des thématiques, qui favorise cette orientation. Je me contenterai d'une remarque : dans la rubrique « Arts, techniques, expression », la question de la technique n'apparaît pas. Il s'agit plus de considérer l'influence du progrès technologique sur les arts, que de prendre conscience que peindre, par exemple, soit un travail technique. Or la fresque ou la tempera, l'huile ou l'aquarelle sont des media qui apportent chacune leur spécificité, dont l'usage varie selon les époques, les lieux... Sans parler du vocabulaire formel, de la facture - empâtements ou faire lisse, coloris, etc. Que penser alors du fait que l'élève doive savoir « discerner entre les critères objectifs et subjectifs de l'analyse », puisque les outils - objectifs - de l'artiste n'auront pas été pris en compte?

Maintenant, est-ce difficile de présenter la Tour Eiffel, et au fond, de s'interroger sur la fascination qu'elle exerce toujours? Pour s'aider, une simple recherche sur Internet, sur une base de données certes spécialisée mais accessible via Google, livre une foule d'informations. Notons d'ailleurs qu'elle peut revêtir la couleur, ce qu'elle a fait par le passé (ci-contre) et qu'elle fait encore aujourd'hui lors des illuminations de fin d'année.

Ce simple fait renvoie à son impact visuel, son caractère monumental, à la structure complexe qui la compose, et de fil (de fer) en aiguille, aux calculs nécessaires, à l'essor de la métallurgie et de l'ingénierie, à l'inscription dans un imaginaire propre à la Révolution industrielle mis en regard des colossales Merveilles du monde antique ou des exploits de la Renaissance – d'un Brunelleschi, d'un Donatello ou d'un Léonard. Il y a bien là de quoi parler au moins cinq minutes, surtout si on prend la peine de rappeler le contexte de l'Exposition universelle, qui n'est pas « innocent » !


Ateliers parisiens, XVIIè siècle d'après Antoine Caron (1521-1599),
Le colosse de Rhodes. Tapisserie de la tenture d'Artémise.
Paris, Mobilier National

Évocation fantaisiste mais suggestive du prestige des merveilles du monde antique à la Renaissance.


Théophile Feau, deux photos montrant
l'évolution de la construction de la tour Eiffel, 1889

Masaccio, Trinité, fresque.
Vers 1425-7. Florence, S. Maria Novella. Détail.

Jan van Eyck, Les époux Arnolfini, tempera sur bois
1434. Londres, National Gallery. Détail.


André Granet, illuminations de la tour Eiffel
pour l'exposition internationale de 1937

Maquette de la coupole du Duomo de Brunelleschi.

Alberti se demande si l'ingénieux système qui lui a permis de l'élever était connu des Anciens.

Histoire des arts, histoire de l'art
Ce que j'esquisse là renvoie aux deux leviers de compréhension d'une œuvre d'art, selon l'histoire de l'art : une inscription dans l'histoire ; une expérience sensible, essentiellement visuelle. Nul doute qu'un professeur d'histoire pourra suggérer certains éléments du premier point – mais que pourra-t-il percevoir de la chronologie de l'univers des formes, s'il n'a eu une formation propre en la matière dont la sanction ne peut être moindre que la licence, niveau à partir duquel on s'initie à la recherche, c'est-à-dire à l'usage critique des outils de toute discipline? Inversement pour un professeur d'arts plastiques, pour qui la dimension historique peut aisément échapper. Quant à la littérature, si la formule « Ut pictura poesis » (La peinture, comme la poésie) est un élément important de la compréhension de la peinture de la Renaissance, par exemple, elle n'éclaire pas tout l'art du monde, bute sur le contemporain, reste muette pour la tour Eiffel…

La sensibilité ne suffit pas à percevoir certains des enjeux de la discipline. Ainsi, que penser de la foule d'ouvrages encore anonymes, dont la situation peut fluctuer, et dont le lien avec les repères historiques peut parfois varier beaucoup plus que de quelques années (voyez Leblanc à Grosbois)? Du fonctionnement d'un atelier (voyez Errard à Rennes)? Du jeu d'influences entre écoles de peintures (voyez Baullery et les Brueghel)? Sans parler des remises en cause régulières de hiérarchies et classifications qui furent commodes mais que les recherches finissent par rendre caduques, si on veut réellement comprendre une oeuvre d'art?

Il y a aussi des questions techniques fondatrices. Prenons la perspective centrale, sur laquelle des écrits contradictoires existent. J'en ai produit une synthèse cherchant à en établir le cadre et la portée : je suis bien conscient que certains points peuvent être repris, sinon corrigés; personne ne l'a fait, peut-être parce que la démonstration, surtout mathématique, est ardue... Ce ne serait, de toute façon, possible qu'avec une formation spécifique à l'histoire de l'art, telle qu'elle s'exprime dans ladite étude. Il ne s'agit pas de demander d'arriver à ce niveau de spécialisation mais simplement d'en avoir connaissance ainsi que des ressorts critiques qui forment la spécificité de la discipline.

La perspective selon Alberti : schémas explicatifs
L'importance d'une qualification propre à cette discipline peut s'expliquer simplement. Un professeur d'histoire est tenu de couvrir un programme; la façon dont il le traite lui appartient, conséquence d'une capacité d'examen critique d'une information donnée. C'est la raison du niveau d'études demandé pour enseigner dans le cadre de l'Éducation Nationale. Non pas pour qu'il « oriente » le sens de l'histoire, en quelque sorte, mais bien qu'il incite l'élève, à la suite de sa propre pratique, au fait d'analyser par soi-même toute notion prodiguée. Que cet objectif de l'enseignement public, en France, soit atteint ou non, on voit bien qu'il ne pourra pas partager une telle expérience au moment d'aborder une oeuvre d'art s'il n'en a pas lui-même connu la pratique au travers d'un diplôme universitaire d'histoire de l'art au moins du niveau de la licence.

Lorsqu'on évoque l'art et le terme générique qu'il représente, ce qui vient d'abord à l'esprit renvoie à la peinture, la sculpture, l'architecture, au dessin, l'art du meuble, la gravure ou la photographie. Y inclure la littérature, les arts du spectacle ou la musique ne correspond pas à cette large acception. Pourquoi, au demeurant, s'arrêter dans la voie de l'élargissement et ne pas ouvrir au patrimoine immatériel, par exemple l'art culinaire? Par-dessus tout, ce sens noie la perception de la singularité de l'oeuvre d'art – expression reprise des textes officiels et qui prétend donc, contre l'usage, pouvoir s'étendre à une pièce de théâtre, une poème, une chanson.

Je peux concevoir qu'on s'attache à une éducation culturelle, mais d'une part, ne parlons pas d'histoire des arts, et d'autre part, la problématique propre à l'histoire de l'art, son objet, sa méthode, échappe toujours aux élèves. Le refus manifeste de proposer l'histoire de l'art dans sa spécificité, peut-être motivé par des raisons moins «avouables» (d'abord administratives, autour des questions d'emploi du temps ou de recrutement de nouveaux professeurs avec une formation propre), leur enlève la possibilité d'une véritable éducation du regard, la capacité d'un rapport critique et sensible au monde naturel ou artificiel sur la base de ce qui forme la spécificité de l'art. On n'approche pas une peinture comme un poème, une sculpture comme une musique, une architecture comme un jeu vidéo – même Minecraft…
L'histoire de l'art, outil du vivre-ensemble et de préservation du patrimoine historique

Or notre époque est indiscutablement saturée d'images. Il paraît donc urgent de donner à nos enfants les outils nécessaires pour les décrypter, les assimiler à la mesure de leur sensibilité plutôt que de les laisser en subir le flot comme un simple ricochet de la littérature ou de la musique. Au lendemain des « Journées du Patrimoine », un tel enseignement apparaît décidément comme un puissant levier pour sa préservation. Pour exemple, je terminerai par la visite que j'ai conduite à l'occasion à Melun.

Au gré des informations distillées, il me fallut recourir à des illustrations à confronter à l'existant. Tel dessin de Decourbe montrerait l'habitat encore si caractéristique au XIXè siècle de l'époque médiévale, en bord de Seine, sur le quai Pasteur, identifié par l'inscription de Gabriel Leroy sur un autre de ses dessins en montrant un détail. Pourquoi cette prudence? Il faut connaître la pratique de l'artiste responsable pour savoir s'il s'agit d'un véritable relevé, ou d'une recomposition à partir de croquis sur le vif, avec la marge d'erreur propre au copiste, au temps qui passe… ou à la fantaisie de l'artiste.

A l'inverse, le même dessin projette un nouveau regard sur cette partie du paysage urbain tel qu'il se présente aujourd'hui, à travers une double continuité, celle du parcellaire, et de la hauteur des bâtiments. Élément signifiant parmi d'autres qui montrent la relation féconde que l'art entretient avec la réalité, témoin autant que prisme. Encore faut-il en faire un usage critique, et, par l'analyse sensible, aiguiser le regard.

François-Julien Decourbe (1810-1889), Quai Pasteur vers 1830?
selon l'annotation de Gabriel Leroy (trop précoce?)
Melun, musée municipal

François-Julien Decourbe, Quai Pasteur avant 1830?
Melun, musée municipal
Telle est la mission de l'histoire de l'art, et telle elle peut puissamment contribuer à la reconnaissance du patrimoine artistique, et à sa préservation, comme fondement du vivre-ensemble. Y renoncer, comme je l'ai dit par ailleurs, est, au contraire, mortifère et sape le lien culturel, au carrefour de l'espace et du temps. Blaise Pascal s'était lourdement trompé lorsqu'il écrivit : « Quelle vanité que la peinture qui attire l'admiration par la ressemblance des choses, dont on n'admire point les originaux! ». S'il peut y avoir un snobisme de cet ordre, l'amour profond de l'art renvoie nécessairement au spectacle du monde, incitant le regard attentif, lent, patient sur l'art à revenir ensuite sur notre environnement avec la même acuité, la même bienveillance. C'est encore une motivation pour l'histoire de l'art.
L'histoire de l'art comme expérience raisonnée du sensible et outil critique du regard
J'en finis par une interrogation qui, d'une certaine façon, revient sur ce que j'évoquais au début : quelle signification profonde peut revêtir le refus d'une intégration de l'histoire de l'art à l'enseignement public ? Qui sait si l'esprit rationnel ne se méfie pas de la sensibilité, peu aisément quantifiable? Ce qui ne veut pas dire inqualifiable. L'outil qu'elle constitue pour l'appréhension de l'émotion suscitée par le jeu des formes, du coloris, de l'espace suggéré ou matérialisé, devrait pourtant contribuer à dissiper de telles inquiétudes, puisqu'elle conduit à une meilleure compréhension de l'universel – la pulsion artistique, pourrait-on dire – et de l'individuel - ce qui nous a construit dans toutes nos composantes. Du monde et de soi.

C'est ce qui m'avait conduit à élaborer des cycles de cours comprenant une analyse collective d'oeuvre, présentés à Melun. Ce fut pour moi la confirmation que si les chemins pour parvenir à la comprendre pouvaient dépendre, selon les individus, de leur bagage - non pas seulement leur acquis culturel mais aussi et d'abord leur vécu -, l'oeuvre laissait suffisamment d'indices à partager pour que son sens général soit accessible à tout un chacun. Ce qui ne put être établi, méthodiquement, que grâce aux outils de l'histoire de l'art...

Sylvain Kerspern, Melun, vendredi 9 octobre 2015


Giotto, Noli me tangere, fresque.
Padoue, Arena
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