Sylvain Kerspern - dhistoire-et-dart.com

Sommaire de la rubrique varia

Table générale

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Conserver, préserver.

Réflexion sur les rapports
entre patrimoine historique
et nécessités écologiques


Mis en ligne le 6 novembre 2007

L’histoire, l’histoire de l’art et le patrimoine sont, si l’on peut dire, de plus en plus d’actualité. Qu’ils soient promus, recherchés, courtisés ou menaçés, notre société les place volontiers parmi ses principaux centres d’intérêts. Manifestement, l’écologie et les préoccupations environnementales bénéficient d’un traitement aussi favorable, sinon plus, ces temps-ci, qui sont ceux du Grenelle environnement.
S’en réjouir ne suffit pas. L’inconvénient de l’actualité est qu’elle laisse peu de place au recul, à la mise en perspective. Je voudrais ici apporter une réflexion qui sera peut-être qualifiée d’iconoclaste - paradoxe ou attente légitime! - mais qui cherche avant tout, en tant qu’historien de l’art, l’expression de la raison dans le monde de la sensibilité.

Il faut évidemment connaître les champs des notions en présence, patrimoine et écologie, mesurer leur compatibilité et forger les outils d’une gestion équitable (forcément) de l’un et de l’autre, et de l’un par rapport à l’autre. Néanmoins, je ne voudrais pas tant chercher d’abord à les définir qu’à examiner la réalité de ce qu’ils sont, dans la mesure où la confusion entretenue est amplement exploitée dans les débats à leur sujet.


Contours et enjeux du patrimoine :
sauvegarder/préserver,
restaurer,
entretenir.


La Cène de Bouzonnet Stella lors de sa redécouverte.

Ce que peut être le patrimoine aujourd’hui est le fruit d’une démarche empirique. Le tronc est formé de ce que l’on appelait jadis les Beaux-Arts par le fait que les disciplines qu’ils recouvrent manifestent leur esthétique (la beauté) autant sinon plus que leur fonctionnalité. Plus généralement, la perte par un objet de son utilité peut faire que l’on s’attarde sur ce qui, dans son apparence peut attirer, fasciner, bref susciter une émotion. En conséquence, pour légitimer certaines options, on a pris l’habitude de les qualifier. On parle le plus volontiers de patrimoine architectural, de patrimoine industriel, par exemple; rarement de patrimoine pictural.

C’est cette rupture dans la fonctionnalité, en fait, qui confère à un élément produit par l’humanité son statut d’objet de patrimoine. On ne s’en soucie en tant que tel qu’à partir du moment où il perd sa fonction - au même titre, finalement, que l’on ne s’intéresse à un héritage que quand celui qui vous le transmet, qui l’a constitué et pour qui il s’intégrait fonctionnellement à sa vie, n’est plus.

Tout élément historique est sujet à la mort. Chacun ne survit un temps plus ou moins long que tant qu’il signifie quelque chose pour ceux qui peuvent en avoir la charge; quelque fois, il meurt pour la même raison, le fils (ou le successeur) se complaisant à effacer ce que le père a réalisé, pour sa propre affirmation.

La question est particulièrement présente en France, pays qui semble avoir pratiqué le vandalisme plus souvent qu’à son tour. La Révolution Française a certes beaucoup détruit, mais elle a fait plus encore en sapant le régime politique et économique en place qu’en désignant ses monuments et témoignages concrets à la vindicte. Une étude statistique montrerait sans doute que la majorité des châteaux disparus entourant Paris, par exemple, ont été détruits après la Révolution, et non pendant.
Vaux-le-Vicomte a failli disparaître en 1875, et n’a été sauvé qu’au bénéfice de l’intervention d’un riche industriel. D’autres ont été transformés. L’aristocratie napoléonienne a remplacé celle capétienne, et à Grosbois, une belle galerie jadis ornée par un des peintres importants du début du XVIIè siècle, Horace Le Blanc, a laissé la place à une autre, peuplée de batailles peintes et de bustes. La fonction de résidence de prestige a préservé l’édifice (et quelques éléments du décor ancien, tout de même), non son ornement majeur. On pourrait parler aussi de l’incroyable parti adopté pour l’ancien hôtel La Vrillière : devenu Banque de France, sa galerie décorée à la voûte par François Perrier, et sur les murs par une impressionnante collection de peintures des artistes actifs à Rome au XVIIè siècle (incluant Poussin) dispersée à la Révolution, a été mise à bas au XIXè siècle pour être remplacée... par une réplique à l’identique. Malgré le talent des copistes, le fait nous demeure incompréhensible...

Ces trois exemples déclinent la notion de préservation. Elles prolongent l’existence du bâtiment au prix de transformations plus ou moins drastiques. Pour Grosbois, le lieu et son programme militaire en l’honneur du maître des lieux furent prolongés - mais ledit maître avait changé. Le prestige n’était pas dans la valeur de l’art mais dans celle, exaltée, du commanditaire, aux yeux du maréchal d’Empire Berthier qui l’avait acquis. La rupture avec l’Ancien régime ne l’incitait guère à un souci de sauvegarde...

À l’hôtel de la Vrillière, à Paris, l’attitude de la Banque de France est évidemment plus complexe. On ne pouvait apparemment pas la conserver en l’état (quoique...) mais son éclat, la fonction d’apparat traditionnelle au lieu, ont peut-être fait qu’on en préserve ainsi le souvenir, l’idée et l’invention, en réintégrant ainsi les toiles des murs par des copies.

Pour Vaux, le château (dont l’état initial avait déjà été modifié au XVIIIè siècle par les Villars et les Praslin) a été plutôt respectueusement restauré, alors. Pour les jardins, il y avait beaucoup plus à faire, et entreprendre une véritable restitution était alors quasi-impossible. On fit donc appel aux Duchêne, on acheta et on passa commande pour les repeupler de statues. À défaut de restitution, on eut recours à l’imitation, au sens précisément artistique qui tient de l’émulation et non pour signifier un plagiat pur et simple.

Les deux derniers exemples sont quasi-contemporains. Or c’est précisément le moment où la notion de patrimoine historique, assortie des recherches qui se développent pour en restituer les lacunes, s’affirmait désormais avec force - mais pas toujours avec le respect rigoureux qui peut se manifester aujourd’hui : c’est aussi le temps de Viollet-le-Duc, critiqué pour des restitutions dépassant le simple stade archéologique (mais l’archéologie était alors une discipline fort jeune...).
On ne s’étonnera pas que les tenants des lois de la finance ne soient pas allés au-delà des apparences dans leur démarche, et on ne peut que se féliciter, pour Vaux, du véritable mécénat patrimonial d’Alfred Sommier et de ses descendants : même s’il s’agit de leur bien, ils ont choisi, pour rester dans la terminologie généalogique, d’adopter plutôt que de recréer, et donc de conserver notamment les décors de Le Brun.

J’en ai fait le mot d’appel d’un de mes cours : l’histoire de l’art tient aussi de la course contre la mort, contre l’oubli. C’est une des missions de la conservation dans ses différentes déclinaisons institutionnelles en France, les musées, l’Inventaire, les Monuments historiques, les Architectes qui y sont rattachés et les Conservateurs des Antiquités et Objets d’Art. Ils n’en sont pas les acteurs exclusifs, bien sûr : il faut leur adjoindre les marchands d’art et les universitaires, qui contribuent également à l’éclairage sur l’héritage que constitue notre patrimoine, et par voie de conséquence, au choix opéré dans ce qu’il faut conserver, et tout ceux qui contribuent à le faire apprécier.

Car bien sûr, on ne peut tout conserver. Conserver, c’est aussi choisir; d’où le titre de cette réflexion, qui suppose comme corollaire : quels critères pour élire tel élément dans ce que l’on pourrait appeler globalement le conservatoire du patrimoine? L’accueil fait aux Impressionnistes, entre autres, ou encore la redécouverte d’artistes tombés dans l’oubli (Georges de La Tour "n’existait" plus au début du XXè siècle) rend sur ce sujet extrêmement frileux, par peur de manquer le génie incompris, le témoignage essentiel. En sorte que tout est potentiellement éligible au statut de patrimoine à conserver.
Il faut ici en passer par un point historique, même schématique, destiné à suggérer les enjeux. Les différentes notions qui le sous-tendent nourrissent le débat sur le patrimoine, jusque dans ses rapports avec la question écologique.


Du goût.




Ci-contre,
détail de la gravure
sur le clair-obscur du
Cours de peinture par principes
de Roger de Piles


Ce que l’on pourrait appeler le "syndrome van Gogh" témoigne à merveille du rapport actuel à l’art et au patrimoine en général. Il n’existerait pas sans une démocratisation de l’art qui prend sa source au moment de la Querelle du coloris, au temps de Louis XIV : alors, des "amateurs", au premier rang desquels Roger de Piles, revendiquent la faculté de bien juger des oeuvres, s’appuyant sur la réception qui peut en être faite. L’opinion publique prend la parole, et les Salons, plus tard, font l’objet de compte-rendus critiques dont les plus célèbres sont ceux de Diderot et de Baudelaire.
Cette rupture profonde prend pour argument l’impact de l’art sur son spectateur. Quand bien même la faculté d’imiter la nature jusqu’à la tromperie serait un lieu commun de l’art, de Piles estime que cette qualité n’est pas partagée par tous (Cours de peinture par principes, Paris, 1708). Il critique Raphaël (héros des partisans du primat du dessin dans la théorie de l’art), anecdote à l’appui : un visiteur, recherchant au Vatican les oeuvres d’un artiste si réputé et ne les trouvant pas, se vit répondre qu’il se trouvait au milieu d’elles. Le théoricien y voit la preuve d’un génie imparfait, incapable d’appeler le spectateur, qualité qu’il reconnaît en revanche aux coloristes, Titien et Rubens en tête. Cette qualité d’appel passe par le traitement coloré de la lumière pour provoquer le saisissement devant l’impression de vie. Le succès d’une oeuvre - en l’occurence, une peinture - se mesurerait à cette double détente : tromper, puis se révéler.

Raphaël, École d’Athènes, Vatican

Titien, Madone Pesaro, Venise, Frari

Le développement de l’art depuis la Renaissance (c’est-à-dire depuis l’époque de Giotto, vers 1300, dois-je préciser) s’était fait contre ce point de vue. Il s’était agi de promouvoir le dessin comme élément intellectuel, noble, opposé à l’aspect "mécanique" (de la main, au sens étymologique) et matériel, trivial, de la couleur - autant le pigment que le "fard" qu’il donne aux choses. L’Académie royale de peinture et de sculpture en est le point d’orgue en France, manifesté par tout un ensemble théorique exposé lors de conférences tenues dans son cadre, émanant des artistes et soumis à la discussion. L’offensive victorieuse de Piles s’appuyait sur ce couronnement de l’art de peindre et de sculpter au plus haut sommet de l’État pour en discuter le fondement même, et finir par inverser la tendance. Il est vrai qu’il ne s’agissait pas de nier l’importance du dessin mais simplement de consacrer la primauté de la couleur, singularisant la peinture et lui conférant une autorité indiscutable par sa capacité à représenter la vie.
Une opposition se fait donc jour entre une conception intellectuelle, distanciée de l’art, défendue par les gens de l’art, et une autre sensible sinon sensuelle pour un public certes averti mais plus large, qui reconnaîtrait le prix des oeuvres à leur "vérité", leur faculté de séduire, tromper la vue par la restitution du réel : le commencement de ce que l’on pourrait appeler la culture de masse, du confort et du loisir. Ainsi commençait le XVIIIè siècle de Watteau, Boucher et Fragonard.

Si de Piles triomphe, c’est qu’il a déjà un public. Peintre amateur (il avait été l’élève de Frère Luc), il fut sans doute mêlé au commerce d’art. Celui-ci prend en effet son essor en France à cette époque et trouve sa consécration au XVIIIè siècle dans l’organisation de ventes dotées de catalogue. Là réside, notamment, la répartition, parfois étrange, des artistes par école, pour les besoins du marché de l’art. Elle développe l’antagonisme Italie - Flandres, Rome (et Florence) - Venise résumant le débat dessin-coloris, dont l’art des La Fosse, Antoine Coypel ou Rigaud forme la synthèse française.

La Révolution agit ensuite comme un puissant catalyseur, rompant avec l’Ancien régime et son système social, sélectionnant certains chefs d’oeuvre pour un museum exemplaire (le Louvre), dispersant le reste des collections au bénéfice du marché international de l’art. L’idée d’un patrimoine national naît alors, et se teinte de ce fait d’une mélancolie tenace devant les destructions et les disparitions. Dans la reconstitution historique des splendeurs passées, tout est à reprendre, recherches, oeuvres, témoignages...

La contradiction entre art "officiel" et art "pour amateur" resurgit à propos des Impressionnistes, puis des différents mouvements qui jalonnent la production artistique depuis le Second Empire. La commande, qui était autrefois le principal ressort de la création, se raréfie et les marchands d’art deviennent les principaux interlocuteurs des artistes.

L’univers mental a radicalement changé. Comme je l’ai souligné ailleurs, l’idée que le monde en vieillissant perdait de sa vigueur et que l’humanité ne pouvait donc être que décadente (ce que les récits sacrés, mythiques et mythologiques évoquant des longévités exceptionnelles, des géants, des héros et autres dieux foulant son sol accréditaient) a longtemps été dominante. La citation d’Alberti montre que le renversement de conception date de la Renaissance - on comprend pourquoi : par essence, l’humanisme s’efforce certes de retrouver la splendeur d’antan mais en lui conférant une qualité qui la rend supérieure, la foi chrétienne. Immanquablement, la notion de progrès devait s’affirmer. La disparition d’un ordre social que l’on croyait figé, la féodalité, lui laissait le champ libre.

Mais en soi, pour l’art, c’est une notion déstabilisante. Existe-t-il un progrès en art? Dès lors qu’on entreprend un travail historique, l’affirmation devient gênante, voire dangereuse. Les artistes eux-mêmes iront contre cette idée - le Cubisme, et tous les courants rejetant le recours à la nature comme imitation ou se tournant vers des cultures dites "primitives", en témoignent. Il s’agissait, au fond, de remettre en cause la doctrine classique dans ses fondements même, en ouvrant à la diversité des voies de la création; au risque du mélange des genres et de la confusion, par le fait d’une démocratisation du goût, voire d’une dictature du tout-égalitaire dans ce domaine.

Cette confusion a fait le bonheur des Surréalistes, comme en témoigne la Fontaine en forme d’urinoir de Marcel Duchamp. À quoi a répondu ce que l’on considère comme un attentat mais que son auteur, Pierre Pinoncelli revendique comme un hommage, ce qui d’un certain point de vue - et notamment celui de Duchamp, que Pinoncelli invoque -, peut être compris. Parler d’art, en l’occurence, c’est autre chose...
De fait, comment l’évalue-t-on? Puisqu’il devient dangereux sinon tabou de procéder à des comparaisons d’ordre technique ou théorique, le référent qui s’impose est celui qui a pris progressivement un rôle moteur, depuis la Renaissance : l’argent en fonction de la loi de l’offre et de la demande. Il y a parfaite adéquation entre le développement du fonctionnement de l’art et son instrument de mesure.

On pensera peut-être que ce qui précède est hors-sujet. En fait, la logique qui prévaut pour l’art est valable pour l’ensemble du domaine culturel, et contamine donc les témoignages des temps passés. Pour se limiter au XVIIè siècle, le demi-siècle qui vient de s’écouler est rempli de redécouvertes et de réévaluations d’artistes pourtant essentiels, tels Poussin, Le Brun, Le Nain, La Tour, Vouet, Le Sueur, Champaigne ou Stella. À chaque fois, ce qui semblait une hiérarchie bien établie et une image clairement définie se trouvait battu en brêche. Je pourrais parler restaurations, comme celle de la Chapelle Sixtine, qui en dévoilant une palette très différente, changeait tant les habitudes et heurtaient les sensibilités de spectateurs qui devaient simplement reconnaître que jusque là, ils se méprenaient...

Idéalement, donc, il faudrait tout conserver, pour être sûr de ne pas se tromper. Désormais, le patrimoine industriel fait aussi l’objet de mesures de protection au titre des Monuments historiques. J’ai assisté à des Commissions départementales des Objets mobiliers au cours desquelles ont été présentées, par exemple, des locomotives. Cela suppose qu’il y ait des passionnés qui s’y intéressent et recherchent une forme de reconnaissance telle que celle d’une mesure de classement. Par principe, elle couronne ce que l’on pourrait appeler un héritage assumé. De fait, il ne faut pas aller chercher ailleurs les critères opérationnels de la conservation : à défaut de tout, protégeons ce qui fait l’objet d’un certain consensus ou ce qui est puissamment soutenu par quelque groupe de pression.

Le raisonnement peut être poussé à l’absurde. Il fut un temps où le Forum des Halles faisait scandale, autant au nom du parti architectural que parce qu’il revenait sur l’architecture métallique du XIXè siecle qui était celle du Ventre de Paris. Aujourd’hui, alors qu’il doit être remodelé, l’histoire se répète à son bénéfice. Qui sait si, au nom d’un même principe, ceux qui critiquaient le Forum ne le défendent pas aujourd’hui...
Pour sa part, la Pyramide de Ieoh Ming Peï a également fait couler beaucoup d’encre. L’une des critiques apportées concernait la perspective depuis le Louvre passant par les deux arcs de triomphe du Carroussel et de la place de l’Étoile. Celle-ci n’était, si l’on peut dire, qu’accidentellement historique : jusqu’en 1871, elle était barrée par le château des Tuileries, qui a brûlé cette année-là. Autre argument contre la Pyramide du Louvre : le voisinage de l’architecture de notre temps avec celle de l’histoire; il en fut de même pour Beaubourg (et le Forum des Halles aussi, d’ailleurs).

Implantation du Centre Beaubourg de Piano et Rogers, Paris

La perspective des arcs napoléniens vers 1860

La question figure parmi celles que tout architecte des Monuments Historiques ou des Bâtiments de France doit se poser lorsqu’un permis de construire dans le périmètre d’un monument dont il a en quelque sorte la surveillance lui est soumis. Toute personne cheminant dans un quartier historique pourra, je pense, constater qu’en la matière, selon que l’on est puissant ou misérable, la réponse ne sera pas la même...


Patrimoine et écologie :
un partage à faire.



Ci-contre,
photomontage pour le site
projeté à Avignonet
par les opposants aux éoliennes


C’est précisément dans ce contexte que se place, depuis des années maintenant, la confrontation des intérêts patrimoniaux et de ceux de l’écologie. Le terrain commun est l’environnement, ce qui a valu le titre ambigu d’un article polémique d’Anne-Marie Lecoq dans la Revue de l’art, " Pour une écologie du patrimoine" - autrement dit "préserver l’environnement du patrimoine". Pour les uns, l’impact visuel prévaut; pour les autres, priorité est donnée à l’environnement naturel par le biais d’une énergie renouvelable et propre. Sont principalement sensibles (si l’on peut dire!) le solaire et les éoliennes.

Sur cette question, je le dis avec conviction, je ne comprends pas que certains projets soient refusés en fonction de considérations (plus ou moins) patrimoniales. Sans parler de la nécessité d’une conversion économique à l’écologie que tout le monde voudrait apparemment épouser, ces derniers temps, il faut poser la question de la pollution visuelle et de ses répercussions. Quiconque a eu l’occasion de voir une installation de panneaux solaires correctement agencée sait combien elle peut être discrète; refuser le projet revient à figer le bâtiment concerné dans un temps qui n’est plus le sien, ni celui de ses occupants - quitte à ce que ceux-ci, pourtant soucieux de conservation dans leur démarche écologique, soient contraints de l’abandonner à son péril. Je parle de dossiers dont j’ai eu évidemment connaissance.

L’opposition aux éoliennes relèvent de la même philosophie favorable à une glaciation du patrimoine en période de réchauffement climatique. Certes, il faut se méfier de certaines attitudes qui se font jour et qui résument le Développement durable, ou plutôt soutenable - le terme est plus ambitieux encore - à une nouvelle manne potentielle sur le plan financier, et pour qui, comme toujours, le profit vaux mieux que la conservation. En cela, je rejoins le point de vue de Didier Rykner : ceux-là ne sont pas vraiment concernés par le respect de l’environnement.
Néanmoins les arguments opposés par les adversaires des éoliennes peuvent être réfutés l’un après l’autre comme le font nombre de sites dont vous pouvez trouver certaines adresses en fin de texte : le retard de la France en la matière permet d’observer ce qui s’est passé ailleurs (comme en Allemagne) et d’en tirer un constat rassurant, que ce soit pour l’impact sur la faune ou la pollution auditive. Quant à celle visuelle, je ne la comprends guère : y-a-t-il plus de grâce, d’élégance et de force plastique dans une centrale nucléaire (comme celle de Cattenom en Lorraine), ou dans les grands pylones électriques qu’une politique des énergies renouvelables ramenée à l’échelle locale permettrait de progressivement diminuer? Au cours d’un trajet en train en Allemagne, j’ai pu voir des champs d’éoliennes : elles ne m’inspirèrent aucune crainte ni aucun déplaisir mais donnaient, au contraire, le majestueux spectacle qui devait être autrefois, finalement, celui des moulins à vents, simplement porté à l’échelle monumentale.

Il est évident que c’est la peur, agitée par des groupes de pressions qui ne peuvent être qu’indifférents à la conservation de notre planète, qui est en jeu ici. Pousser leur raisonnement jusqu’au bout conduirait à un monde de pierre et d’art que plus personne ne pourrait admirer. Et qui disparaîtrait d’ailleurs en moins d’un siècle...


La centrale de Cattenom, cliché Jean-Jacques Kissling

Éolienne à Peyrelevade

Car conserver est une chose, encore faut-il savoir ce que l’on va en faire. En cette matière, il existe un purisme qui néglige, à mon sens, la nécessité, pour qu’un monument survive, de lui en donner les moyens. Naguère, Anne-Marie Lecoq a poursuivi sa réflexion sur la préservation du patrimoine dans son environnement en assassinant par le verbe un architecte des Monuments historiques, toujours dans la Revue de l’art. Certes, il faut reconnaître des choix opérés à l’encontre des principes de la conservation. Mais une gêne se fait jour à la lecture de ce réquisitoire, comme à celui du même auteur déjà mentionné.

L’idée fondamentale défendue dans ses pamphlets est que le patrimoine doit être dégagé de toute logique économique. Surtout, en condamnant l’exploitation qui peut être faite d’un lieu historique par la déclinaison de produits dérivés, c’est l’ouverture à un public large, pas nécessairement averti et qui consommerait plus qu’il ne goûterait qui est mise en cause. Son discours fustigeant l’appréciation de l’art qui peut en résulter, insistant sur l’impression de vie, fait curieusement resurgir le débat théorique du temps de Roger de Piles en condamnant, au fond, son initiative et avec elle, la culture de masse.

Parce que j’ai animé le Parcours historique de la ville de Melun avec une rigueur scientifique appréciée, parce que j’ai donné de façon indépendante des cours d’histoire de l’art à Melun, je sais qu’il existe une attente de la part d’un large public qui demeure inassouvie - je l’ai signalé ailleurs -, à laquelle il suffit de répondre en sollicitant l’intelligence et la sensibilité - pas en le traitant par le mépris. Je ne saurais donc me satisfaire de cette culture de l’entre-nous, réservant l’appréciation du patrimoine à un public de connaisseurs passant par des codes de réception obligés. Je ne prétends pas que l’on puisse dire tout et son contraire d’une oeuvre, mais que les chemins pour parvenir à sa compréhension peuvent être divers, et fonction de la personnalité de chacun. Les difficultés de notre discipline à se faire reconnaître passent notamment par la tentation du repli et de l’abscons dans l’explication de notre objet, comme si un traducteur, pour entretenir son emploi, brouillait le discours qu’il est censé restituer...

Dans le même ordre d’idée, on peut aussi déplorer la tenue du Spectacle historique de la ville de Meaux sur l’esplanade qui sépare la cathédrale du musée Bossuet, six mois par an; il faut savoir pourtant que cette animation, qui connaît un grand succès, donne à la ville suffisamment de souplesse budgétaire pour proposer des expositions de haute tenue. Et je peux dire que sans cela, l’exposition Bossuet, dont l’intérêt a été largement souligné, et qui a reçu une affluence record (plus de 10000 visiteurs), n’aurait certainement pas pu être montée dans les délais très courts qui ont été les siens, ni avec autant d’efficacité - voire pas du tout.

Dans la mesure où la conservation suppose un entretien, ce qui doit être alloué pour sa subsistance doit être budgeté par le propriétaire ou compensé par un appel au mécénat; ce qui laisse imaginer l’ampleur des sommes nécessaires à l’ensemble du patrimoine d’État.
Il faut donc admettre que la conservation du patrimoine passe par son animation ou par sa réhabilitation à d’autres fins. Vouloir sauver un monument ne suffit pas : il faut lui trouver les moyens d’exister ensuite. L’écologie a son mot à dire, d’ailleurs, sur ce point. Edf a fait savoir qu’elle s’intéressait à certains équipements anciens encore debout, tels les moulins, susceptibles d’être reconvertis pour produire de l’électricité propre. Pour beaucoup d’entre eux, malheureusement, cela vient trop tard... Et pour ceux restant, que pourra-t-elle face aux exigences patrimoniales en question?


Signe des Temps




Ci-contre,
Parmigianino
Autoportrait au miroir convexe
Vienne, Kunsthistorisches Museum


Il est vrai que notre société - disons le monde occidental dans son ensemble - porte volontiers en elle des germes mortifères. Un certain nombre de drames de l’histoire récente, depuis la barbarie nazie ou soviétique, l’utilisation militaire du nucléaire jusqu’aux horreurs que la télévision ne manque pas de ramener des quatre coins du monde pour en faire un spectacle, sape la confiance en l’humanité. Peur et dégoût suscitent une envie de distance insistant sur la forme plutôt que sur le fond dans la création. L’oeuvre de Nicolas de Staël apparait comme une magistrale et dramatique tentative de réponse en réintroduisant le fond après qu’ait été forgé l’outil formel.

D’autres signes issus de la culture de masse trahissent cette distance de diverses façons. On accorde plus de crédit aux émissions satiriques, Guignols en tête, qu’à celles de l’information elle-même. La télé-réalité prétend nous montrer la "vraie vie" tout en en faisant un spectacle. La faillite du sens au profit du recyclage d’élements préexistant s’incarne dans le succès des Star Academy et autres Nouvelle Star, qui usent et abusent des reprises de succès du répertoire populaire, insistant sur l’appropriation d’une chanson - autrement dit, la capacité à mettre de soi dans une interprétation. Cette insistance finit par produire un stéréotype dans la façon d’interpréter, en sorte que la personnalité finit par s’effacer derrière le style - ce qui peut passer pour une définition du maniérisme. Et pour les Christophe Willem et autres Julien Doré, une fois la compétition remportée sur cette base, imposer leur personnalité dans l'album qu’ils ont ainsi acquis le droit de réaliser n'est pas acquis.

On me pardonnera ce qui peut passer pour de la futilité, et des comparaisons audacieuses : il s’agit avant tout de s’extraire des hautes sphères de l’histoire de l’art pour se confronter à notre réalité contemporaine. Une même démarche doit amener à prendre la mesure de la place que nous accordons au patrimoine historique, notamment au regard des préoccupations écologiques.

D’un certain point de vue, l’attrait actuel pour le patrimoine est du même ordre. Il correspond à une sacralisation de la mémoire, propre à une culture de l’écrit. Par la quête de sens qu’il implique, il pose le problème de l’interprétation de l’histoire humaine.
Comme je l’ai déjà dit, beaucoup visitent les musées sans comprendre, comme un rite plus que comme une véritable curiosité débouchant sur le savoir. Tout se passe comme si la dimension sacrée s’incarnait dans une simple idolâtrie, et non pas dans la spiritualité. Ne soyons pas les prêtres qui en confisquent la parole et instaurons un véritable dialogue entre le patrimoine et ce qu’il faut bien appeler son public.

De fait, l’enfermer dans une tour d’ivoire ne m’apparaît évidemment pas comme une solution, aussi bien dans sa diffusion intellectuelle que par son inscription dans son environnement. Certes, il faut veiller à ne pas en brouiller la lecture en en masquant ce qui relève de l’intention du créateur. Ce qui ne veut pas dire faire le vide autour d’une église conçue, à l’origine, dans le grouillement d’un habitat médiéval, et interdire toute rupture de style alentour - sachant que le monument que l’on souhaite préserver a lui-même, au moment de sa création, constitué pareille rupture. Quitte encore à accepter la logique économique - dès lors qu’en effet, il ne s’agisse pas d’une simple exploitation spéculative mais le vecteur de la communication du sens du patrimoine. Voila qui laisse le champ libre aux nécessités écologiques dès lors qu’il y a cet équilibre dans le respect.


Rupture écologique




Ci-contre,
Moulin de
Belle-Assise à Jossigny
(Seine-et-Marne)


Notre époque est celle d’un défi terrible et formidable. Elle possède les moyens et la mémoire nécessaires pour garantir à l’humanité un développement mondialement soutenable, tolérable par tous, mais peut aussi lui assurer sa disparition de la surface de la Terre.

La mise au point de l’arme atomique avait, pour la première fois, fait prendre conscience que l’homme pouvait détruire la planète qui l’héberge. L’équilibre de la terreur a évité le pire, dit-on parfois; aujourd’hui, en ayant entretenu son existence et motivé tant de nations dans la course à son acquisition, il en a simplement multiplié les risques.
Ne soyons pas dupes : la recherche pour le civil pouvant servir à celle pour le militaire, priorité a été donnée, en France pendant des années, au nucléaire, et nous en a depuis rendu otages. Au point que le péril que représente le fait de laisser vieillir les centrales devienne un argument de campagne en sa faveur... La conversion du bouquet énergétique aux sources propres et renouvelables condamne à terme, par nécessité écologique, cette énergie dont les dangers n’échappent à personne, qui a déjà fait des victimes et dont on ne sait toujours pas traiter, des décennies après les premières expérimentations, les déchets. On préfère pour l’instant les "garder au chaud" pour les "générations futures"...

Or, on s’aperçoit que ce n’est plus le seul danger planétaire. Il a fallu beaucoup se battre pour que la réalité du réchauffement (ou dérèglement) climatique soit reconnue, encore demeure-t-il suffisamment de personnes dubitatives et de difficultés à une information exacte pour que son ampleur n’ait toujours pas été pleinement perçue. Et pour que certains groupes de pressions en profitent pour défendre des intérêts souvent obscurs, et j’ose le dire, toujours égoïstes.

Il y a nécessité à une rupture écologique : à savoir qu’il faut que l’homme reconnaisse son appartenance au monde qui l’entoure, et surtout sa dépendance, qui lui impose un respect sensible dans toutes ses activités. À l’échelle des civilisations, d’un certain point de vue, celle de la Renaissance a vécue. Elle s’était affirmée comme une prise de possession du monde connu et inconnu, aussi bien à travers les voyages de découvertes, les grandes inventions, l’essor de la cartographie et de l’imagerie du monde ou encore l’invention de la perspective, mais aussi le colonialisme ou l’esclavagisme. Axée sur l’individu, sa valeur et sa réussite (plus que son accomplissement), elle a porté un modèle d’économie reposant sur la finance pour exploiter le monde environnant.

Aujourd’hui, celui-ci montre sa finitude par l’épuisement de ses ressources, et il réagit à l’activité déréglée de l’homme. Chaque rapport du GIEC, dont le travail vient d’être reconnu par le Prix Nobel de la Paix, est plus alarmant que le précédent. Face à ce défi, il y a une certaine futilité à arguer de l’esthétique d’un champ d’éoliennes en milieu historiquement protégé. Il nous faut repenser complètement notre rapport au monde, environnements naturel et historique tout ensemble - ce qui implique d’ailleurs les relations entre les différentes composantes de l’humanité, qui doivent être équitables. Pour espérer jouir le plus longtemps possible des attraits du patrimoine. Mais pas seulement : pour qu’il ne soit pas protégé en vain...


Sylvain Kerspern, Melun, 5 novembre 2007



Pour poursuivre le débat autour des éoliennes :

- l’article Wikipedia sur l’éolien; il donne des éléments chiffrés importants; avec en prime une éolienne du plateau de Millevaches qui ne perturbe apparemment pas les troupeaux...

- le site de l’Ademe


Pour se faire une idée, il faut écouter les arguments de chacun.

- favorable aux éoliennes :
* thewindpower.net


* planete-eolienne.fr
(et en particulier, réponse au collectif anti-éolien.)

- contre les éoliennes :
* association Vent de colère - rouge de colère noire; plus lisible, sans doute, un dossierdunet consacré à ce point de vue avec forum de discussion;

- un blog où les différents points de vue sont confrontés, et l’argumentation reste courtoise (ce qui est assez rare sur les forums internet...)

Pour mémoire, les deux sondages récents sur la question signalent que 90% des Français y sont favorables. C’est dire la force et la virulence de ses opposants, qui en retardent un peu partout l’implantation. Et, il faut bien le dire, leur grande capacité de nuisance...

Courriels : dhistoire_et_dart@yahoo.fr - sylvainkerspern@hotmail.fr.
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