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Table de la rubrique Fortune critique

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À la mémoire de mon père et de mon frère Joël


En forme d’emblème.

La Mort astrologue de Jacques Stella

pour Théophraste Renaudot



Mis en ligne le 25 mai 2008 - retouche, 23 novembre 2014

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Cette image insolite, par sa destination et ce qu'elle met en scène - l’oeuvre d’une vie et son accomplissement, son rayonnement par-delà la mort et sa place dans un schéma plus vaste - évoque tout le travail de ce que l’on appelle une “fortune critique”.
Dans un décor nu éclairé à la chandelle, un squelette écrit à la plume sur une feuille. Sa tête repose sur son bras gauche accoudé à ce qui lui sert de table sur laquelle se trouvent également un sablier, un encrier et des livres. L’un d’eux est ouvert et montre des figures astrologiques.

La représentation évoque tout ensemble la mort, le destin et la méditation mélancolique - thème emblématique de la création artistique - dans la crudité d’un cadre sans fard, nocturne, exalté par la lumière artificelle.

Jacques Stella a été confronté tôt à la mort, à celle de son père survenue alors qu’il n’avait pas 9 ans. Un an avant la date portée au verso de ce dessin, en 1647, son frère François avait à son tour disparu. Il a 52 ans et son biographe, Félibien, souligne une santé délicate que confirment les effigies françaises de Vic-sur-Seille et de Lyon, qui doivent dater de ce moment, ou peu avant.



Autoportrait avec sa mère, Vic-sur-Seille, musée, détail

Autoportrait, Lyon, Musée des Beaux-Arts

Le commanditaire de l’image - responsable ou destinataire de l’iconographie - est présenté au dos : “le médecin monsieur Renodot”, qui, nous dit-on, “a l’original de cette Mort”. Il s’agit de Théophraste Renaudot, plus célèbre aujourd’hui pour avoir, sous la protection de Richelieu, créé la Gazette en 1631, ce qui en fait un pionnier de la presse périodique, que pour ses qualités de médecin. Lesquelles sont, a contrario, pertinentes, ici. Il y mêle des préoccupations sociales en faveur des plus démunis hors du courant charitable, donc du fait religieux, ce qui lui procure de solides inimitiés.
Les disparitions de ses principaux protecteurs, Richelieu et Louis XIII en 1642 et 1643, marquent un coup d’arrêt dans ses entreprises. Le “bureau des adresses” qui était le support de ses activités médico-sociales, relayées par un journal, est fermé en 1646. Mais il a su s’allier les grâces de Mazarin, qu’il accompagne en tant que médecin ordinaire aussi bien qu’historiographe du roi, avec le jeune Louis XIV et sa mère, en 1649, dans leur fuite vers Saint-Germain.

L’inscription au dos et la signature sont sans doute autographes, puisque ce personnage est mort en 1653, avant Stella. Le lien entre les deux hommes, tous deux logés au Louvre, est d’autant plus vraisemblable que parmi les “conférences Renaudot” traitant de sujets fort divers que le médecin a organisées de 1632 à 1642 figura à la fin de 1634 une communication intitulée De la peinture. Jacques Thuillier, qui l’a publiée et commentée en 1968 (Archives l’art français, p. 130-137, 145-149), songeait pour l’intervenant à Stella - mais celui-ci n’est vraisemblablement à Paris que dans le courant de l’année 1635.

Quoiqu’il en soit, Jacques, ayant peint le sujet pour Renaudot, témoigne ainsi, par écrit, vouloir en garder le souvenir comme une méditation personnelle. “L’original de cette mort” désigne-t-il une peinture ou un dessin que cette feuille copie ou qu’elle prépare? La vivacité de certains détails, la qualité de l’effet lumineux, la technique sont celles de Stella. Trancher entre une mise au point achevée et un ricordo induit une signification sensiblement différente du dessin dans la conception artistique. La première hypothèse suppose que la peinture et son exécution prime, en constitue l’essence; la seconde, que l’invention compte avant tout et que son souvenir graphique en conserve l’intérêt. Plus encore si l’“original” est aussi un dessin...

La connaissance de Stella conduit certainement à privilégier la mise en avant de l’idée, et par le fait, souligne encore son caractère particulièrement personnel, partagé avec Renaudot. Que cela passe par un discours chiffré va dans le même sens. L’artiste n’avait pas manqué de donner corps par le passé à des images au fort caractère allégorique ou emblématique, comme l’attestent entre autres, deux feuilles conservées au Louvre datées de 1633, L’honore et La gloria di viertu.

Que voit-on dans la feuille Renaudot?

La Mort, une plume à la main, consulte un ouvrage renfermant les différents symboles et figures astrologiques. Elle est manifestement en train de composer un thème. Est-ce pour définir le champ d’une vie ou pour en déterminer simplement l’issue? Quoiqu’il en soit, sa tête appuyée sur sa main révèle l’intensité de sa réflexion. Tout concourt à faire de la mort, ici, un évènement profondément significatif.

Est-ce à dire que c’est à la lumière de l’astrologie - littéralement, ici - qu’il faudrait lire la destinée et son point d’orgue par lequel s’achève l’existence? La discipline s’était trouvée, par le passé, mêlée à l’art, par exemple à Ferrare, et bénéficiait encore d’un accueil bienveillant dans la société du temps.

Néanmoins, ce qui peut être plus important pour un artiste, c’est que notre squelette griffonne sur une feuille des figures diversement ordonnées pour leur donner sens - et vie. L’image se résume et se tend dans cette alternative entre le néant, l’obscur et le potentiel mis en lumière. La pose de la Mort met implicitement en parallèle l’oeuvre de Dieu, la Création, et celle de l’homme dans l’art. Elle instaure une interrogation qui n’est pas tant celle de la place du divin dans le monde que celle du rôle de l’humanité dans son accomplissement, à quoi Renaudot semble bien avoir apporté une réponse “moderne”, transcendant l’ordre religieux des choses.

S’étonner, suivant la réputation de l’artiste, que Stella puisse la prendre à son compte serait le méconnaître car elle met en question sa création même et renvoie aux évènements qui ont pu ponctuer son existence. Vers ce temps, avec les Jeux et plaisirs de l’enfance, il a commencé les suites tardives formant legs artistique que ses héritiers, dont il débute alors la formation, se chargeront de graver. Continuant par une démarche volontaire un certain ordre des choses, tout en conjurant la mort.

Dira-t-on plus? Par ses autoportraits réguliers, Stella place la peinture, l’art, au centre de son interrogation sur le sens de la vie. Si la profondeur de sa méditation rejoint celle de l’ami Poussin, il se distingue par un dialogue acceptant plus volontiers la temporalité. Si le ton allégorique de la feuille, par son aspect abstrait, indique un discours élaboré, son annotation et le rappel de cette recherche exprimant le temps qui passe montre que notre artiste en est hautement responsable, comme des enjeux artistiques et intellectuels de son temps. Cela vient immédiatement à l’esprit ici, ou dans les autoportraits, mais n’est pas nécessairement moins présent ailleurs : la discussion faite ici du Mariage de la Vierge pour Notre-Dame en apporte une preuve supplémentaire. Ce dessin, qui n’est donc en rien anecdotique, propose une clé essentielle au regard qu’il faut porter sur son oeuvre, jusque dans ce qui semble le plus convenu.

Cette image s’adresse à un “historiographe”, qui propose une pensée sur son temps - orientée, en l’occurence, suivant les intérêts du roi et de son ministre. Elle met en scène l’oeuvre d’une vie et son accomplissement, son rayonnement par-delà la mort. C’est tout le travail de ce que l’on appelle une “fortune critique” : restituer l’intelligence du regard sur un(e) oeuvre devant l’histoire. D’où son choix, pour inaugurer concrètement la nouvelle page consacrée à l’examen critique de la littérature d’histoire de l’art.

Bibliographie :
Catalogue d’exposition Jacques Stella (1596-1657), Lyon-Toulouse 2006 (p. 208)
Jacques Thuillier, Jacques Stella (1596-1657), Metz (p. 158)
Retouche, novembre 2014 : Le Chevalier, le Médecin et la Mort

Dans le récollement nécessaire des informations, constitutif de la biographie mise en ligne ici, j’ai relu l’article de Georges Huard (1939) sur les logements d’artistes, artisans et autres personnages dont le mérite leur a valu la gratification d’un logement au Louvre, parmi lesquels Stella et Renaudot, comme dit plus haut. Je dois y revenir aujourd’hui pour rectifier certaines affirmations, et considérer à nouveau le statut de ce dessin et de la composition dont il veut - explicitement selon l’inscription au dos - témoigner.

Si Renaudot a connu des difficultés à la fin de sa vie, il le doit à ses démélés avec ses confrères médecins, en particulier Gui Patin. La protection royale ne semble pas avoir failli : c’est précisément en 1648 (non en 1641, comme on peut parfois le lire) que le logement royal lui est concédé. De fait, louer un lieu pour le bureau d’adresses n’avait plus de raison d’être. Ce dessin prend donc place dans le cadre de la toute fraîche installation au Louvre du "medessin". Il faut tout de même examiner, de façon critique, tout ce que cela peut impliquer pour cette inscription.

Tout à coup, l’accent porté par Jacques Thuillier sur les interrogations qu’elle soulève prend du relief et il faut envisager tout ce que montre cette face de la feuille. Un dessin « à la Cambiaso » de trois femmes qu’emporte une discussion animée et plus ou moins résumées à des formes angulaires, figure dans la partie haute. Il semble que le crayon qui les a esquissées ait également tracé le texte situant l’« original de cette Mort », au recto, chez Renaudot. La signature, elle, est faite à la plume, comme ledit recto. Images et textes semblent bien solidaires, et il faut donc renoncer à envisager, par exemple, que ce soit Claudine ou un autre Bouzonnet qui fasse le commentaire, et sans doute que le Renaudot ne soit pas Théophraste mais un de ses parents (Eusèbe ou François) de même profession. On peut avancer cette séquence : dessin de La mort - signature - précision apportée au moment du croquis crayonné, fait sans doute juste avant, puisqu'un trait les sépare.

Reste la question de l’inventeur des dessins. Le croquis pastiche-t-il Cambiaso, ou reprend-il un motif du peintre italien? La si curieuse composition du recto est-elle de Stella ou garde-t-elle le souvenir de la création d’un autre artiste qui l’aura fasciné au point d’en vouloir prendre un relevé soigné? Certes, dans un cas comme dans l’autre, la rencontre avec les préoccupations de notre artiste ne fait aucun doute, et ce qui a pu être écrit ci-dessus garde sa pertinence; mais évidemment, cela change l’implication de Stella lui-même.

Je garde mon impression favorable à une composition de sa main. La signature le suggère, et je suis en cela le raisonnement tenu pour les « camaïeux » : fecit est un terme fort. Il désigne une composition achevée dont le souvenir semble avoir été précieusement conservé. Le thème paraît traduire le dialogue que pouvaient tenir deux hommes déjà au soir de leurs vies; Renaudot a passé les 60 ans; Stella, 52 ans, vient de perdre son jeune frère, ce qui a pu raviver le souvenir de la mort de leur père alors qu’il n’avait que 9 ans.

Le développement de la biographie documentée l’aura, je crois, démontré : l’image d’un Stella que la faible santé affectait au point d’en faire une figure solitaire ne tient pas. La lettre de 1633 à Langlois montre tout l’inverse. Les visites de courtoisie nées du tout récent voisinage du gazettier que suppose notre feuille vient d’un tempérament curieux de nouvelles compagnies; et en juin, il avait assisté au mariage du sculpteur Henry Legrand. En 1649 encore, il montrera volontiers, pour en discuter, le Frappement du Rocher de son ami Poussin, lui faisant retour des commentaires que le tableau avait pu susciter. En 1656, quelques mois avant sa mort, il entretient des contacts avec la maîtrise des peintres et sculpteurs.

Pour autant, Stella pouvait aussi envisager de consulter le médecin, malgré les restrictions officielles, pour lui comme pour ses neveux et nièces. Renaudot meurt l’année au cours de laquelle Claudine peint un ex-voto pour Fourvière célébrant sa guérison. Tout cela aura pu nourrir les relations dont témoigne cette feuille, voire l’inspirer mais quoiqu’on en dise, elle garde certainement sa part de mystère...

Sylvain Kerspern, le 23 novembre 2014

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