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Sommaire de la rubrique Stella

Table générale


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Sylvain Kerspern




L’Annonciation


de la cathédrale de Meaux.


Les clés d’une restauration attendue.






Mise en ligne le 9 septembre 2013; retouche vidéo le 3 octobre 2013


L’Annonciation conservée dans la cathédrale de Meaux y est répertoriée depuis le XVIIè siècle, quasi depuis son installation par Dominique de Ligny, évêque du lieu en 1661. La mention publiée la plus ancienne se trouve dans l’ouvrage de Toussaint du Plessis édité en 1731, mais dès avant 1689 (voire 1684), la peinture est signalée par le curé Pierre Janvier (1618-1689) dans un manuscrit en sept volumes intitulé Fastes et annales de l’Eglise de Meaux conservé à la médiathèque de Meaux. Rares sont les peintures à l’historique si nettement cerné, et pourtant, celle-ci garde une part d’ombre, et ce depuis les premiers temps : l’identité précise de son auteur. Le projet de restauration qui la concerne pourrait lever ce voile. Voici de quoi s’y préparer, par la présentation de ce qui pouvait tout autant motiver le nom affirmé - Stella - que les réserves émises.
La personnalité de la source initiale : Pierre Janvier, apprenti-peintre, littérateur, curé et chantre à gages de la cathédrale.

Le curé Janvier aura certainement été le témoin de la libéralité de l’évêque : il devient choriste et chantre à gages de la cathédrale en 1659, peu après la nomination de Dominique de Ligny comme coadjuteur de son oncle Dominique Séguier, lequel démissionne en sa faveur, avant de mourir le 16 mai 1659 (Toussaint Duplessis, Histoire de l’Église de Meaux, Paris, 1731, I, p. 779

Janvier avait été attiré par l’art de peinture, dans lequel il avait été initialement formé par Simon Cornu, selon le contrat du 30 mai 1635. Le maître parisien, gendre de Nicolas Baullery, n’est pas un inconnu des documents, mais sa production a entièrement disparu. Quoiqu’il en soit, son élève n’était guère doué si l’on en juge par les dessins plutôt sommaires dont il a décoré ses manuscrits. Sans doute est-ce la raison pour laquelle il s’est ensuite orienté vers une carrière ecclésiastique, car les témoignages de ses contemporains n’insistent guère sur sa piété. Au demeurant, en 1658 encore, il rédige un sonnet (manuscrit pareillement à la médiathèque Luxembourg de Meaux) en l’honneur du “may” offert cette année-là, Saint Pierre baptisant le centurion de Michel Corneille (l’Ancien), aujourd’hui dans l’église Saint-Pierre-des-Chartreux de Toulouse, qui honorait son saint patron.

Saint Pierre baptisant le centurion
de Michel Corneille
(Toulouse, Chartreux)

Les enjeux de la mention du curé Janvier.

Janvier rattache notre Annonciation à Stella, c’est-à-dire Jacques Stella, ce que l’on peut confirmer : les dispositions sont fort proches du dessin de la grande suite en 22 dessins de la Vie de la Vierge, datable des dernières années du peintre, dispersée en 1987 - la feuille en question n’étant plus localisée depuis. Comme pour d’autres sujets de la suite, Jacques y reprenait un schéma mis au point plus tôt : la distribution de Marie et de l’ange, survolé par Dieu le père, se trouve déjà dans l’illustration gravée par Karl Audran pour le Bréviaire d’Urbain VIII publié en 1632 (ci-dessous, identique exceptée l’inversion à la peinture sur pierre datée de 1631 conservée à Pavie). Jacques avait certainement gardé des épreuves de cette commande capitale, puisque Claudine, comme nous le verrons, s’inspire de certaines d’entre elles pour ses propres illustrations de livres.

Gravure du Breviarium Romanum de 1632

Pourquoi notre curé estimait-il que c’est une copie? En l’état, il est difficile de se faire une idée et il faut se féliciter du fait que notre tableau fasse partie du programme “Agissons pour le plus grand musée de France” lancé par la Sauvergarde de l’art français en partenariat avec l’Ecole du Louvre, grâce à Zoé Monti, en espérant que la restauration puisse être entreprise rapidement. La toile s’est détendue, des soulèvements se constatent un peu partout et sur la robe de la Vierge, par exemple, de petites lacunes sont d’ores et déjà constatables. Il faut donc consolider le support, procéder à un nettoyage qui lui rendra sa lisibilité, refixer les soulèvements et conduire une restitution des manques soignée. La qualité est indéniable, visible à l’oeil nu en sorte qu’on ne peut se satisfaire de l’affirmation qu’il s’agirait d’une copie. De plus, le modèle est une composition qui restait confidentielle - elle ne sera gravée, et sous le nom frauduleux de Poussin, qu’un siècle plus tard à Rome -, dessinée par Jacques Stella dans les derniers temps de son existence (vers 1655-1657) vraisemblablement pour les neveux et nièces qu’il formait à la peinture, au dessin et à la gravure : qui pouvait être en mesure de faire le lien? La question vaut autant pour l’auteur de notre toile que pour Janvier.

Jacques Stella,
Annonciation,
d’une suite de 22 dessins
loc. inconnue


Quels liens entre les Stella et Dominique de Ligny?

Lorsque le tableau est donné par Dominique de Ligny, successeur à l’évêché de Meaux de son oncle Dominique Séguier (lui-même frère du chancelier), Jacques Stella est mort depuis 4 ans. Néanmoins, Dominique de Ligny est attaché au diocèse de Meaux depuis des années : il avait fait partie du chapitre de la cathédrale et en était devenu le doyen en août 1657. Il suit fidèlement les traces de son oncle, mécène qui a fait travailler, outre Senelle et Simon Vouet pour la chapelle de l’évêché, le jeune Le Brun et Claude Vignon pour ses ouvrages liturgiques.

Jacques Stella a fourni un dessin pour le frontispice de l’ouvrage du père Goutoulas, jésuite toulousain Universa Historia Profana, gravé par Karl Audran d’après le peintre et portant les armes du chancelier Séguier à qui l’ouvrage est dédié. Un dessin à la sanguine au British Museum paraît être une contre-épreuve destinée à la gravure, à laquelle il correspond parfaitement. Trop? La facture n’a ni l’élégance ni l’autorité de Stella et me paraît désigner la mise au net du graveur. L’ouvrage est publié en 1651, l’invention pourrait être antérieure; le livre propose d’ailleurs une histoire universelle s’arrêtant en 1640.

Karl Audran d’après Jacques Stella,
frontispice pour Goutoulas
Historia profana..., Paris, 1651


Les liens entre le peintre et les Séguier se retrouvent encore à propos de peintures aujourd’hui à Pontoise, provenant du Carmel auquel la famille du chancelier fut attachée puisque Jeanne, la soeur, en prit la direction. Le Christ guérissant le paralytique à la piscine probatique et Le Christ et la Samaritaine, plutôt maltraités par le temps, relèvent en effet de son art, même s’il est difficile, désormais, de juger de leur caractère strictement autographe (ci-contre). Deux dessins, l’un au Louvre annoté Stella, l’autre en collection particulière (ci-dessous), témoignent de l’élaboration du premier dans le langage de la maturité, celui des années 1640. La Samaritaine (qui doit maintenant être restaurée) paraît avoir été donnée par le chancelier vers ce temps selon des sources que je n’ai pu encore vérifier.

Jacques Stella, Le Christ et le paralytique,
crayon, plume et lavis - coll. part.


Un lien peut-être plus direct existe entre Dominique de Ligny et les Stella. L’évêque de Meaux eut à gérer l’embarrassante participation d’une autre soeur, Madeleine, à la vie de Port-Royal (selon ce qu’en dit Charles Clémencet dans son Histoire de Port-Royal, Paris, 1756), dont elle devint abbesse précisément en 1661. On sait que ce monastère était le principal foyer janséniste parisien et Dominique vint visiter sa soeur, peu après sa nomination, pour la convaincre de signer le “formulaire” contre les écrits de Jansénius, en vain.

1661 est encore l’année de la condamnation par le pape du Missel romain traduit par Voisin, qui proposait un rituel et des commentaires en français, et par-dessus le marché, avait le tort d’être dû à un personnage connu pour ses sympathies jansénistes; Dominique de Ligny est présent en décembre 1660, lorsqu’est débattu le cas au sein de l’Assemblée du clergé Français.

Or Claudine a participé à cette édition en fournissant l’essentiel des gravures sur ses inventions, dont certaines, comme la Nativité, démarquent directement celles de l’oncle. Parmi elles, une Annonciation (ci-contre) s’inspire également de la version faite par l’oncle pour le Breviarium Barberini mais aussi de celle bien plus récente de la suite en 22 sujets.

Diffusion des modèles : un écho pour notre Annonciation.

Pour étoffer (ou compliquer?) le dossier, il faut mentionner une autre oeuvre qui vient mettre en lumière un réseau de production artistique dont il est difficile de déterminer la part de responsabilité entre mécènes et artistes. J’ai déjà noté en 1997 les coïncidences qui voient se croiser Jean Senelle et Gilbert Francart en Brie et dans le Morvan. Le Meldois travaille à Bazoches-du-Morvan dans les années 1650, quelque temps avant son collègue qui réalise en 1661 un Saint Sébastien pour l’église sans doute commandé par Vauban : le saint est son patron, il est seigneur en partie du lieu et il prendra les enfants du peintre sous sa protection, enfin acquerra le château pour lequel Senelle avait travaillé. Or le même Francart peint pour Dominique de Ligny une Descente de croix destinée à l’église paroissiale de Germigny-L’Évêque, portant les armes du prélat et datée de 1664 : celui-ci, pour construire la maison des champs des évêques de Meaux dans ce village, avait fait déplacer le sanctuaire.

Ce peintre est mieux connu depuis l’étude d’Emmanuelle Brugerolles et David Guillet (in Festschrift für Konrad Oberhuber, 2000, p. 319-333). On peut, notamment, y ajouter le dessin préparatoire à l’Apothéose de saint François de Sales du musée de Dijon, conservé au Cabinet des Dessins du Louvre sous le nom de Sacchi (Inv. 3833), et une Résurrection conservée dans l’église de Chartres, signée et datée de 1676 (ci-contre).

Une des peintures signalées par ces deux auteurs dans l’église de Chauvincourt (Eure), une Annonciation de 1677 (ci-contre), est intriguante pour notre propos. Elle reprend l’économie générale du tableau de même sujet de Meaux, et tout particulièrement sa Vierge, dans son attitude caractéristique, pleine de noblesse, et le décor qui l’entoure.




Francart est un peintre curieux, bon représentant de ces artistes du second cercle pratiquant volontiers le montage à partir de modèles célèbres pour composer leurs tableaux. De même que Senelle s’arrange de gravures de Pietro Testa pour son Adoration de la Vierge et l’Enfant par les anges de Bazoches, il démarque Daniel Hallé pour une Annonciation dessinée préparant assurément une peinture, ou Le Brun pour Esther et Assuérus du Musée des Beaux-Arts de Dijon, pour la Déploration du Christ de Germigny (la Madeleine reprend une pleureuse de l’Alexandre dans la tente de Darius, de 1661) ou le Salvator Mundi daté de 1692 (loc. inconnue), qui est à ce jour sa dernière oeuvre connue.

Fait surprenant, il semble plus à l’aise dans ses dessins que dans ses peintures (alors que Senelle demeure un pinceau séduisant), à comparer le dessin du Louvre et le tableau de Dijon dédiés à saint François de Sales : parmi les variantes nombreuses, on notera la transformation de l’ange au premier plan à droite, qui reprend plus directement un motif de la Dernière communion de saint Jérôme du Dominiquin (Vatican), imposant un ange de plus pour tenir la tiare, au pied du saint.


G. Francart, Apothéose de st François de Sales

dessin, Louvre.

Toile. Dijon, musée d’art sacré



La transformation, sans doute en référence à une gravure, vient-elle du commanditaire? On sait que les marchés pouvaient stipuler une ressemblance sur tel ou tel modèle. Pour conséquence, les proportions, qui suggéraient un progressif éloignement vers la gloire céleste dans le dessin, s’en trouvent perturbées dans le tableau : il montre en la matière des ruptures qui soulignent d’autant l’impression de montage. La disproportion de la tête du saint (pour une meilleure reconnaissance de ses traits?) doit participer de la même difficulté, au fond, à imposer son style, qui le rend plus facilement identifiable sur le papier que pinceau en main.
Son interprétation du sujet et du modèle fourni par le tableau de Meaux pour celui de Chauvincourt (Eure) s’inscrit dans ce processus de création particulier : travailler pour Dominique de Ligny lui aura permis de voir la belle invention de Stella (fournissant une alternative à celle de Hallé, de 1659) et d’en faire le relevé.

Dans sa version normande, les trois personnages principaux sont distribués dans des espaces comparables, mais l’ange a une attitude différente, comme son drapé; surtout Dieu le père ne s’envole plus mais trône sur les nuées, à la façon d’un Jupiter non pas tonnant mais timide, car de faibles proportions.

Il faut évidemment y voir un affadissement de l’invention de Stella, déjà en place dans son image pour le Breviarium d’Urbain VIII et qui conçoit la rencontre sur le mode tout à la fois héroïque et simple voire austère. La version de Meaux dépeint l’accueil plein d’humilité et de noblesse de la Vierge comme le réceptacle de l’hommage divin, de Dieu comme de ses anges, variante des dispositions plus soumises encore du dessin.

Gravure du Breviarium Romanum de 1632


Rôle et perception de la copie au XVIIème siècle.
Voilà qui suggère déjà que notre peinture soit bien l’invention d’un maître dans toute l’ampleur de son génie, et à ce titre, elle est bien digne de Jacques Stella. Il y a là de quoi déjouer l’idée qu’il puisse s’agir d’une copie au sens où on l’entend aujourd’hui, par rapport au dessin. La facture, autre élément essentiel, laisse transparaître une qualité dans le modelé des chairs qui tranche d’autant plus, pour la Vierge, que le bleu de sa robe a viré, ce qui en a détruit l’effet de volume. La perception de la touche est évidemment plus délicate mais le pinceau semble avoir l’assurance d’un artiste qui travaille par lui-même, non en copiant scrupuleusement un modèle peint déterminé. La restauration devrait donc simplement permettre de juger d’une éventuelle intervention, pour achèvement, de Claudine.

Peut-on, dès lors, comprendre pourquoi le curé de Saint-Thibault qualifie cette commande importante du chef de l’Église de Meaux de copie? La notion, à l’époque, n’a pas la même portée qu’aujourd’hui. On voit dans les inventaires des copies de grands maîtres (Raphaël, notamment) estimées plus haut que des originaux de contemporains pourtant reconnus. Les mêmes documents nous signalent volontiers des “copies” retouchées par l’auteur du modèle, notamment pour le portrait. Ce qui désigne, en l’occurrence, un travail d’atelier auquel le maître a souhaité mettre la dernière main, dans le cadre d’une production de répliques. J’ai démontré dans ma thèse que l’époque, et le système féodal, en favorisait la pratique par les mimétismes du mécénat, le vassal s’inspirant parfois très étroitement de son suzerain, le serviteur de son patron.
C’est peut-être dans cet esprit que Pierre Janvier a estimé notre tableau. Présent à Paris en 1658 puisqu’il consacre au May présenté cette année-là par Michel Corneille le père une poème conservé à la médiathèque de Meaux, il savait certainement Stella mort depuis l’année d’avant. Voyant ensuite se mettre en place l’Annonciation en 1661, il en déduisit peut-être qu’il ne pouvait s’agir d’un travail de Jacques lui-même, y voyant une copie avec toute la latitude que pouvait avoir, à cette époque, le terme. La restauration annoncée sera donc, à tout point de vue, l’occasion d’une pleine revalorisation parmi les chefs d’oeuvre des Stella.

Sylvain Kerspern, Melun, le mardi 3 septembre 2013

Bibliographie :
Kerspern 1993-1994, p. 34-35.
Kerspern Sylvain, Jean Senelle, Meaux, 1997, p. 20 (pour Janvier), p. 30-31.
Cat. expo. Lyon-Toulouse, 2006, p. 37, 92.
Thuillier Jacques 2006, p. 272, 276.
Entretien en chaire et devant l’oeuvre
avec Zoé Monti, Céline Maire, prospectrices
Léopold Legros, président de la
Junior Entreprise de l’École du Louvre et
Olivier de Rohan Chabot, président de la
Sauvergarde de l’Art Français,
Meaux, 19 juin 2013.
Courriels : sylvainkerspern@gmail.com - sylvainkerspern@hotmail.fr.
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