Sylvain Kerspern - dhistoire-et-dart.com


Deux Pastorales retrouvent des couleurs.

Post-scriptum :
... et de trois!

Table générale

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Pour Jacques Thuillier, un goûter d’anniversaire1




Deux Pastorales


retrouvent des couleurs.



S. K.
Mis en ligne le 23 janvier 2010


Jacques Stella, La collation champêtre, huile sur toile, 50,5 x 60 cm;
détail - Collection particulière
1 . Il y a quarante ans étaient publiées les pages très fouillées et denses, stimulantes, qui remettaient à l’honneur l’ami de Poussin dans le cadre du colloque consacré à ce dernier. Elles ont été décisives dans sa réhabilitation actuelle et figurent parmi les premières des remarquables études que Jacques Thuillier a consacré à l’art de cette époque.

“Durant l’hyver, lorsque les soirées sont longues, il s’appliquoit ordinairement à faire des suites de Desseins, tels que ceux de la vie de la Vierge, qui sont fort finis, & dont les figures sont assez considérables : il y en a vingt-deux. On voit cinquante estampes gravées d’après lui où sont représentés différents jeux d’enfants. Il a dessiné plus de soixante vases de différentes sortes; plusieurs ouvrages d’orfèvrerie; un recueil d’ornements d’architecture; toute la passion de Notre Seigneur qu’il a peinte depuis, en trente petits tableaux : c’est le dernier ouvrage qu’il a achevé.
Il avoit fait auparavant seize petits tableaux des plaisirs champêtres, & un nombre d’autres grands sujets concernant les arts. On auroit peine à croire qu’il eût produit tant d’ouvrages, considérant le peu de santé qu’il avoit : aussi doit-on les regarder comme un pur effet de son grand amour pour la Peinture”.
Vers la fin du texte qu’il consacre à Jacques Stella, Félibien énumère ainsi tout un pan de sa création basée sur la pratique du dessin et “concernant les arts”. La quasi-totalité a été gravée par les Bouzonnet Stella, ses nièces et neveux, auprès de qui le biographe a certainement recueilli ses informations sur l’oncle. Tout concourt à faire de cet ensemble une opération concertée dans le cadre de leur formation, et pour leur assurer la subsistance après sa mort, que ce soit par un héritage ordonné et prisé (Claudine édictera dans son testament des recommandations sur leurs Poussin qui doivent s’en faire l’écho) ou par une production d’images à graver et à vendre.


Le point de départ de cette campagne est certainement le recueil des Jeux d’enfants dont il aura confié le commencement de traduction à Jean Couvay et François de Poilly, vers 1645-1647 : l’essentiel sera terminé par la nièce Claudine. C’est précisément alors que s’est organisée le début de la formation des Bouzonnet. L’aînée est âgée de 10 ans ou environ, Antoine est un peu plus jeune, mais tous deux pourraient déjà être sur Paris : Claudine est capable de peindre dès 1653, année de ses 17 ans, et grave une composition de l’oncle en 1654.
Ces Jeux auront pu être conçus comme exemple donné aux jeunes élèves, ce que je suis enclin à croire; ou bien, cela aura été le déclencheur de cette campagne concertée qui aura occupé les dix ou douze dernières années de l’existence de Stella. L’évocation de l’enfance était en tout cas parfaitement adaptée aux débuts de la formation des Bouzonnet. La publication du recueil par Claudine l’année même de la mort de l’oncle, en 1657, inaugure les publications de leur atelier.

Ont suivi des livres de portraiture, de vases, d’ornements d’architectures, de têtes ornées de coiffures élaborées. Félibien suggère qu’il y devait aussi y avoir des cycles de sujets d’histoire au style homogène sur la vie de la Vierge et sur la Passion, peut-être aussi sur Vénus et l’Amour (en douze tableaux, disparu mais que Claudine inventorie), sujets de paysages et de genre à travers ces Pastorales que le biographe désigne comme “seize petits tableaux de plaisirs champêtres”. Avec les Jeux, ce sera le seul ensemble narratif de Jacques finalement publié par les Bouzonnet.

Claudine Bouzonnet Stella d’après Jacques Stella

La collation champêtre...


et La danse,
des Pastorales

À sa mort, Claudine en conservait à peu près tout mais précisément pas les peintures de ce dernier ensemble : elle n’en avait plus que les cuivres et des épreuves imprimées. Devant le long silence à leur propos, Sylvain Laveissière (2006) et Jacques Thuillier (2006) envisagent même que les compositions originales n’aient pas été peintes mais seulement dessinées, malgré Félibien et la mention de la lettre des estampes : “J. Stella p.”2.

Coup sur coup, deux peintures en rapport sont réapparues qui méritent l’attention. Si des tableaux, repérés ici ou là, ont été mis en rapport avec cet ensemble, aucun n’a encore été reconnu comme en ayant fait partie. Qu’est-ce qui plaide en faveur de ceux-ci?
2 . Cf. en bibliographie le catalogue et la monographie incontournables parus la même année.

Deux “petits tableaux de plaisirs champêtres”.

Le premier, La danse, renvoie à la gravure du sujet dans le même sens par Claudine, numérotée 6. Le second est une Scène champêtre réapparue avec une attibution à un peintre italien en effet réputé dans le genre. Les personnages, fermement dessinés et présents, sont disposés avec noblesse et simplicité : dès lors qu’on envisageait la France au XVIIè siècle, il était assez facile de faire le rapprochement avec les Pastorales de Jacques Stella. De fait, il s’agit de la pièce n°3 présentant une collation champêtre que Claudine a également traduite dans le même sens (voyez l’exemplaire du musée de Boston). Point technique notable, la Danse serait apparemment un panneau transposé sur toile; l’autre tableau présente des soulèvements qui pourraient provenir de pareille péripétie.
Jacques Stella

La collation champêtre; huile sur toile, 50,5 x 60 cm...


et La danse, huile sur toile, 50,5 x 62 cm
Pastorales 3 et 6.
Collection Particulière

Il faut d’emblée souligner leur haute qualité, que ce soit dans la restitution du paysage, la distribution de la lumière, le volume des drapés. Les types physiques se démarquent de ceux que Claudine leur a conférés dans ses traductions pour se conformer à ce qui se voit dans les créations de l’oncle. Leur coloris commun - c’est souvent déterminant - est tout à fait celui pratiqué par l’artiste dans ses dernières années, en particulier les accords trouvés de jaune, de vert et de mauve juxtaposés, qui rappellent l’art maniériste florentin ou la palette d’un Giulio Romano. C’est celui, par exemple, de la Mise au tombeau de Montréal, du Tarquin et Lucrèce ou de la Vierge à la bouillie de Blois

Il donne aux tableaux, particulièrement le Repas, un effet général qui gomme l’aspect un peu systématique et contraint des dispositions des estampes, graduant d’ombres et de lumières les couleurs suivant leur intelligence pour installer de façon cohérente personnages et décors dans la profondeur.

Jacques Stella

La danse, huile sur toile, 50,5 x 62 cm

La collation champêtre; huile sur toile, 50,5 x 60 cm
Pastorales 3 et 6 (détails).
Collection Particulière

Le sens identique ne pose pas plus de problème que pour les trois dessins passés en vente Christie’s le 24 août 1995, et non en juillet, comme dit par erreur dans le catalogue de l’exposition de 2006 dans lequel leur caractère autographe est affirmé par Sylvain Laveissière alors qu’ils respectent pareillement l’orientation des estampes. En comparaison, le dessin que j’ai signalé dans ma recension pour La tribune de l’art, conservé à Worms, est moins convaincant que la toile, et fait de la feuille allemande une probable bonne copie en rapport avec la gravure.

On note des variantes mineures entre peintures et traductions. Dans la Collation, le partage des nuées et certains détails dans le drapé, par exemple pour la femme au centre, en bleu, qui nous tourne le dos, montrent des différences avec le dessin, respecté par Claudine. Pour le Branle, le ciel comme certaines parties de l’écran végétal du bosquet, à droite, offrent aussi des alternatives. Ceci viendrait confirmer un parti pour ces ensembles supposant des dessins spécifiquement pour la gravure.

La collation champêtre

gravure de Claudine
peinture de Jacques

Ci-contre : dessin de Jacques


La comparaison entre dessin (à g.), tableau (au centre) et gravure (à dr.) pour ce détail montre que les deux premiers portent un style ferme et sculptural, celui de Jacques, que Claudine assouplit sinon ramollit dans la troisième, avec une légère modification de la tête qui correspond aux types qui lui sont propres. Certains autres détails (le rabat jaune du tablier passant sous le bras gauche, les plis bouffants de la robe, entre autres) s’écartent du modèle peint pour suivre le dessin, clairement destiné à la gravure.

**


Ambition des Pastorales : Stella paysagiste.

J’ai précisé en introduction le contexte de la création de cette suite. Cela n’éclaire pas pour autant son ambition propre, ni les contours de sa génèse. Passion et Vie de la Vierge ne posent pas la question de l’invention du sujet, alors qu’elle est capitale pour les Pastorales. C’est sans doute ce qui motive l’opinion de Jacques Thuillier suggérant une maturation lente à son propos. On ne peut en décider qu’en s’intéressant à la logique interne qui gouverne l’ensemble. Les gravures étant numérotées, l’accord recherché entre Nature et Culture, suivant la remarque de Sylvain Laveissière, me semble explicité par l’articulation des sujets.

Au travers des activités pastorales et des champs autant que des loisirs qui peuvent s’y dérouler se tisse l’histoire simple des femmes et des hommes de la campagne, traitée avec précision, ironie, non sans malice, parfois, mais toujours avec tendresse et compassion. Les derniers sujets délaissent la campagne pour les habitations; là est consommé le fruit de la Nature en deux scènes conviviales, là encore, en deux autres, est présenté ce qui ritualise la fécondité humaine : les fiançailles et le cortège de la mariée.

Virgile n’est certes pas loin, ainsi que la tradition picturale européenne, italienne comme flamande, Lucas de Leyde, Bassano, Carrache, Poussin... Stella, grand collectionneur de tableaux et de dessins, amateur d’estampes, peintre savant, était en mesure de connaître ces précédents. Il me semble que sa singularité se fonde sur la suggestion d’une communion possible entre l’Homme et son environnement, efficace dès lors que la vie du premier demeure simple, alternant efforts et loisirs. Certes, il s’agit d’une Nature domestiquée, tel ce chien qu’un berger lance aux trousses du loup - seul drame de toute la série. Mais ailleurs, le chien chipe dans le panier du pique-nique tandis qu’hommes et femmes jouent au Frappe-main. Est-ce conscient, voire volontaire? Il semble que soit ainsi pointé une limite à la maîtrise de la Nature par l’Humanité.

Dans le champ artistique, il s’agit de paysages composés : un sous-bois “sauvage” sert de contexte à la chasse au loup; une forteresse surplombe une scène de danse, suggérant que le sentiment de sécurité qu’elle inspire assure la tranquillité des esprits et les manifestations joyeuses; ici ou là, l’environnement se plie aux jeux humains, aussi bien en fournissant des éléments naturels propices à installer une balançoire ou une escarpolette qu’en équilibrant répartition des masses dans les fonds et dispositions au premier plan. L’artiste confirme plastiquement la recherche d’harmonie entre l’Homme et son environnement.




Stella a contribué à l’affirmation du paysage composé en France, comme en témoigne, exemple parmi bien d’autres, Minerve et les muses, au Louvre (vers 1643-1644?). Il existe un précédent plus direct aux cadres de nos deux peintures : le tableau gravé par Claude Goyrand à Rome récemment réapparu, un Retour d’Égypte qui peut être daté du séjour de Stella dans la Ville éternelle. On y retrouve le bosquet servant d’écran et ménageant une échappée latérale vers le lointain, surplombé d’une forteresse installée sur une hauteur.

Cette similitude de parti a suggéré à Jacques Thuillier (2006, p. 162) de situer en France et tard dans la carrière de Stella la composition gravée par Goyrand. La comparaison avec la suite des Plaisirs champêtres montre pourtant une évolution franche sur une même trame, qui se perçoit notamment dans la transformation du style des bâtiments. Le Retour d’Égypte emploie l’architecture vernaculaire italienne aux petites ouvertures et à la tour élancée. Les Pastorales sont l’occasion, malgré la rusticité du propos, de développements archéologiques déjà manifestes dans le dessin du Repos de la Sainte famille, par exemple, ou la peinture représentant Sainte Hélène faisant transporter la Vraie Croix, tous deux datés de 1646.

Le Repos propose d’ailleurs un repère intéressant, dans la mesure où son paysage recèle des activités champêtres qui rappellent le thème des Pastorales. Comparer à nouveau au Retour d’Égypte, requérant un cadre naturel voisin, permet de mesurer l’évolution du peintre, et une transformation d’abord spirituelle de son art. La peinture propose un cadre naturel sauvage, presqu’opressant, pouvant suggérer l’hostilité du monde au diapason du destin tragique vers lequel le Christ enfant chemine et auquel plusieurs détails font allusion. Le dessin de 1646 place la Sainte Famille dans un contexte franchement humanisé, porteur d’une culture que Jésus est amené à transcender.

Son iconographie complexe est parfois allusive : la vigne s’enroulant autour des arbres encadrant la Vierge évoque les motifs classiques de la colonne du Temple salomonique tels qu’ils apparaissent dans le Christ retrouvé par ses parents des Andelys, par exemple : et précisément, on voit dans ce tableau le motif sculpté d’enfants grimpant sur la colonne comme pour y cueillir le raisin. La transposition au dessin suggère que la sainte Famille soit installée à la porte d’un temple matérialisé par la Nature. Le tableau qu’il préparait et qui demeurait vraisemblablement dans l’atelier du peintre à sa mort, inscrit cet épisode dans une relation apaisée avec l’environnement, qui prodigue sa nourriture à l’Enfant. Au loin cheminent, en un lieu déjà humanisé, des bergers apparemment indifférents. Les deux péripéties reflètent un ordre immuable des choses, atemporel pour l’un, cyclique pour l’autre.

Les rapprochements avec le Retour d’Egypte italien montrent que l’artiste s’est très vite intéressé au paysage et à la place que l’homme peut y trouver. Les différences soulignent l’évolution profonde de son approche en la matière, et les affinités entre le Repos de 1646 et les Pastorales suggèrent que les préoccupations qui apparaissent dans ces dernières sont le fruit d’une maturité spirituelle qui relève des dernières années de l’artiste.








Une conception du monde pour testament.

Ces “Plaisirs champêtres” peuvent refléter notamment la pratique renouvelée de l’observation sur le motif pour former neveux et nièces, source des dessins de genre étudiés en particulier par Gail Davidson3. Mais la méditation personnelle qui en résulte tient aux recherches classiques et à la sensibilité propre à l’artiste, en particulier dans les dix ou douze dernières années de sa vie.

Né à Lyon, il a vécu dans de grandes métropoles : Florence, Rome, Paris. Et s’il a dû régulièrement s’échapper dans leurs environs feuilles en main, comme tout artiste, il conçoit et réalise sans doute cet ensemble alors que les forces lui manquent pour ce genre de loisirs. C’est donc avant tout un univers mental et pictural qu’il met en oeuvre, résumant une certaine conception du monde et du rapport simple que l’homme peut et doit entretenir avec ce dernier. On n’y cherchera pas de nostalgie pour quelque chose qu’il n’aura guère connu ou qui lui échappe désormais : il exprime le sentiment apaisé d’une rencontre possible et fructueuse entre la temporalité humaine et l’intemporalité universelle, affirmant que cette communion est avant tout source de joies, dans l’effort comme dans les loisirs.

Il faut ici rappeler que selon Félibien, il a quitté ce cycle pour un autre, celui de la Passion en pas moins de trente sujets. Ainsi, Jacques Stella aura consacré ses derniers mois à une préparation à la mort après avoir célébré la vie, sur un mode décidément personnel.

Sylvain Kerspern, Melun, janvier 2010


3 . Cf. bibliographie.

Post-scriptum


Et de trois!

Réapparition du Frappe-main






Jacques Stella, Le frappe-main (Pastorale 4),
vente Ferri, Paris, 3 décembre 2010.
Toile, 49 x 58 cm. Coll. part. (détail).


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