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De pierres et d’art II : Une nouvelle Fuite en Égypte de Jacques Stella
De pierres et d’art I - III

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Sylvain Kerspern


De pierres et d’art II :

Une nouvelle

Fuite en Égypte

de Jacques Stella


Huile sur ardoise et lapis-lazuli - 12,4 x 9,8 cm.

Mise en ligne le 20 janvier 2015 - retouche bibliographique, janvier 2017


Pendant longtemps, on a volontiers rapproché de Jacques Stella des peintures sur pierre de qualité médiocre. Depuis 2006 et l'exposition capitale qui lui a été consacrée, la tendance s'est inversée. Guillaume Kazerouni a, par exemple, signalé dans le catalogue une Judith naguère considérée comme de Ligozzi qui passe désormais, à juste titre, pour être de sa main - ainsi dans la vente new yorkaise de janvier 2015, chez Sotheby's. Le travail universitaire d'Anne-Laure Collomb étudiant la peinture sur pierre, soutenu la même année, montre que la pratique en était déjà répandue dans toute l'Europe, ce que le jeu maniériste sur l'art et l'artifice, que j'ai déjà souligné par ailleurs, encourageait. Il y apparaît tout aussi clairement que Florence n'en était pas le seul foyer italien, ni même le principal : Vérone, Venise et surtout Rome, notamment, apportèrent à l'exercice de notables contributions.

Récemment est passée en vente une peinture sur pierre, mêlant lapis-lazuli en son centre et ardoise au pourtour, sur le thème de la Fuite en Égypte, avec pour attribution plus "florentine" que flamande le nom de Cornelis Poelenburgh suivant une inscription au dos, à l'orthographe apparemment approximative, et la date de 1630. Ce nom n'est guère soutenu par ce que l'on connaît du style moelleux de l'artiste, ce que l'on peut vérifier, par exemple, en se rendant sur le site du Netherlands Insitute for History of Art. On peut aussi confronter notre peinture à la version que le peintre du Nord donne au sujet, par exemple, dans le tableau de Dresde.
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À gauche, la portion sur lapis-lazuli - À droite, celle sur ardoise.
J'ai aussitôt fait le rapprochement avec une autre peinture de même sujet et au support double comparable, publiée sur ce site avec l'attribution formelle à Jacques Stella.

Les points de contacts sont nombreux, et vont au-delà des données thématiques et techniques. L'essentiel tient au jeu que l'artiste entretient avec les propositions du support, le coloris comme les motifs formels. Il faut y ajouter la peinture d'or servant à l'auréole de la Vierge, puisqu'on sait que Stella avait inventé un procédé pour l'appliquer sur la pierre - un argument essentiel pour se convaincre, soit dit en passant, que la Judith, et son rideau d'or et autres tissus de même matériau, naguère considérée comme de Ligozzi, est bel et bien de lui. Dans notre peinture, une quasi-signature, puisque l'auréole s'incarne selon le catalogue de vente en étoiles (stelle), qui se devinent seulement sur le détail ci-contre.


Peut-on accorder plus de crédit à la date, 1630, que le catalogue de vente nous dit incisée au verso dans la pierre? Les comparaisons formelles avec les éléments datés de cette époque par Stella ne l'interdisent certes pas. On peut par exemple rapprocher l'angelot tenant les rênes de l'âne de celui s'occupant de l'orgue de la Sainte Cécile de Rennes (1626, ci-contre), à l'attitude et à la tunique voletant semblables. Le drapé de notre peinture n'a pas la raideur géométrique encore forte de ce cuivre : il est bien plus comparable, notamment, à ce qui se voit dans les suites sur les vies de saint Philippe de Néri et de Girolamo Maini (1629-1630, Yale University pour les dessins).

Les mêmes feuilles proposent des équivalents nets pour la figure de saint Joseph, son visage allongé et aigu, très dégarni, un type physique propre à la phase italienne du peintre : ainsi des images qui montrent Neri rencontrant le capucin Félix cantalice, Maini objet d'une vision au désert ou se chargeant de vêtir de pauvres enfants. Autre exemple gravé pour ce type, celui de l'homme assis dans l'angle du frontispice pour le sermon de Pentecôte de la chapelle pontificale de 1630 (gravure de Charles Audran ci-dessous à droite). Quant à l'angelot susdit, et son profil, on en rapprochera celui du petit saint Jean-Baptiste de la Vierge de Modena (1629) (ci-contre), qui mérite d'être réhabilitée. La date de 1630 portée au dos de la pierre semble donc assimilable à un élément positif cernant précisément sa création.

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Il faut enfin évoquer la poésie particulière qui se dégage de cette peinture. Cela tient évidemment à la combinaison du support intensément bleuté et de l'effet de lumière du soir recherché par l'artiste. Plus encore, c'est le traitement rare d'un des sujets les plus fréquemment abordés par les artistes alors, leurs commanditaires suivant en cela les incitations de la Contre-Réforme en faveur de l'iconographie de la Vierge et de l'enfance du Christ.
L'artiste choisit de montrer Joseph tendant les bras pour recevoir la Vierge, qui s'apprête à descendre de l'âne pour une halte sur le chemin de l'exil en Égypte; je n'en connais pas d'autre exemple, non plus que du détail charmant de l'angelot s'agenouillant pour servir de marche-pied à Marie. Détail médité : le regard enfantin nous fixe avec insistance, mais il est placé dans l'ombre. Il y a tout à la fois le souci d'interpeler le spectateur sur une approche familière du thème, bienveillante, et la distance qu'impose la discrétion de cet appel : de manière déjà caractéristique pour lui, Stella impose un regard attentif, intellectualisé mais aussi sensible suivant une thématique qui parcoure son oeuvre, de son début à sa fin.

Dans l'autre Fuite en Égypte publiée ici, Stella semble intégrer l'anecdote archaïque du champ de blé (ci-dessus) dont Emile Mâle dit qu'elle devient rare après le Concile de Trente (voir la retouche de mon étude et la bibliographie ci-dessous). Il écrit pareillement à propos de l'âne que sa présence s'efface en ces temps où la religion chrétienne doit être héroïque et savante. Sur le plan strictement iconographique, Stella est loin de suivre scrupuleusement dans ses différents ouvrages les nouveautés de la Contre-Réforme, malgré une clientèle érudite et spirituellement engagée. On rappellera, par exemple, que dans le Bréviaire d'Urbain VIII (1632), les animaux ne sont pas exclus de la Nativité (ci-contre). Et au passage, on brisera définitivement l'image qui a pu lui être collé, d'un peintre des Jésuites, par comparaison avec Nicolas Poussin - lequel, lui, se coule volontiers dans l'iconographie nouvelle que cet ordre promeut, avec l'épisode de l'embarquement inclus dans ses Retour d'Égypte.

Tel est le génie propre à Stella : il recourt aux éléments du quotidien, familiers à ses spectateurs et plus fréquemment hérités de la tradition, et leur confère une noblesse ici empathique, là sévère, partout intemporelle par le souci d'une intériorisation des "passions", de la psychologie engagée dans l'histoire, et dans l'Histoire.



On peut ici rappeler les propos de Félibien : "On a vu de lui, dans la grandeur d’une pierre de bague, un Jugement de Pâris de cinq figures, d’une beauté surprenante pour la délicatesse du pinceau". L'échelle est ici un peu plus grande (environ 12,5 x 10 cm.) mais en quelques centimètres carrés, il parvient à renouveler le thème suivant une poésie toute personnelle, à la fois familière et monumentale, non sans effets. La confrontation avec la Fuite en Egypte déjà publiée sur ce site, elle-même encore un peu plus grande, permet d'apprécier avec quel bonheur Stella pouvait se renouveler. Tout cela explique certainement son succès en Italie, auprès des commanditaires les plus exigeants, et dans quelle mesure l'art et l'artifice dont il était capable portait haut sa réputation jusque dans les ouvrages "en petit".

Sylvain Kerspern, Melun, janvier 2015

Ci-contre, la peinture de Stella grandeur nature.




PS (janvier 2017) : pour plus de détail sur les repères chronologiques de 1629-1630, voyez mon catalogue des oeuvres de Stella durant ces deux années, postérieur à cette étude.
BIBLIOGRAPHIE :
- Joseph Vendryes, «Le miracle de la moisson en Galles», Comptes-rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1948, t. 92, 1, p. 64-76;
- Michel Thomas, Trésors de l'art sacré dans les hautes vallées de Maurienne, Montmélian, 2004;
- Anne-Laure Collomb, La peinture sur pierre en Italie, 1530-1620, thèse soutenue en 2006; publ. Tours, 2012.
- Catalogue d’exposition Jacques Stella, Lyon, 2006
- Sylvain Kerspern, De pierres et d’art : Le Repos pendant la fuite en Egypte, dhistoire-et-dart.com; décembre 2012
- Jacques Poucet, "La Fuite de la Sainte-Famille en Égypte chez Jean d’Outremeuse. Un épisode de l’Évangile vu par un chroniqueur liégeois du XIVe siècle", Folio Electronica Classica, 28, juillet-décembre 2014.
Courriel : sylvainkerspern@gmail.com.
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