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Une source italienne pour une gravure

de La doctrine des moeurs

par Pierre Daret

et Charles Errard



Mise en ligne le 29 mars 2020

Je saisis l'occasion de la publication des tableaux de Provins pour revenir sur une gravure que j'ai proposée parmi les « jalons » de l'art d'Errard dans mon étude pour la Tribune de l'art, en 2005. Sans écriture pour en donner l'auteur, elle figure à la Bibliothèque Nationale de France, au Cabinet des Estampes, dans l'œuvre de Pierre Daret (1605-1678), quand bien même Roger-Armand Weigert semble ne pas l'avoir cataloguée. En fait, elle s'insère dans la page-titre de l'ouvrage de Marin de Gomberville, La doctrine des Mœurs (1646), dont le graveur est dit expressément, dans le privilège du 31 décembre 1645, avoir assumé l'ensemble des illustrations depuis dix ans. Celles du corps de l'ouvrage copient en sens inverse les images d'après van Veen d'une édition précédente, mais quelques ajouts ont demandé le concours d'inventeurs réputés, dont Eustache Le Sueur pour le frontispice et l'image de la dédicace, qu'Emmanuel Coquery (2015, p. 385, cat. G427) a pensé lui enlever au profit d'Errard.
Pierre Daret,
Apollon commandant à Hercule de chasser le Vice (?).
Gravure, 1646.
Eustache Le Sueur,
Poliphile s'agenouille devant la reine Eleutherilide.
Toile. 97 x 139 cm. Rouen, Musée des Beaux-Arts.
Charles Errard,
Énée transportant Anchise.
Toile. 144 x 108,5 cm. Dijon, Musée des Beaux-Arts.
Pierre Daret d'après Eustache Le Sueur,
La vertu au roi, pièce allégorique en l'honneur de Louis XIV.
Gravure, ca. 1646.
Pierre Daret d'après Charles Errard,
Louis XIV enfant conseillé par Anne d'Autriche en Minerve et Mazarin.
Gravure, ca. 1646.
Dans sa magistrale monographie, Alain Mérot confirmait l'attribution à son peintre de l'image faisant parler La Vertu au roi (ci-dessus à gauche) et publiait une autre gravure de l'ouvrage de Gomberville pour laquelle il refusait l'attribution au Parisien, Mazarin et Anne d'Autriche en Minerve protégeant le jeune Louis XIV (à droite); il suivait l'avis de Mariette la donnant à Charles Errard; ce qui m'a servi dans ma thèse (1990, version révisée en 1999, p. 32); puis pour l'article dans la Tribune de l'art (2005). La confrontation ci-dessus permet de faire la distinction entre le style grâcieux jouant de l'arabesque pour un balancement des attitudes hérité de Vouet de Le Sueur de celui plus puissant et raide pris sur l'antique à Rome de son confrère. À l'appui sont présentées deux peintures contemporaines qui ne laissent guère de doute : Poliphile... de Le Sueur, qui propose un drapé pour la jeune femme de dos au premier plan similaire à celui de la vertu gravée; et l'Enée et Anchise par Errard de Dijon que j'avais signalé à Emmanuel Coquery il y a plus de vingt ans, dans un dossier sur l'artiste (mais qui n'en dit mot dans sa monographie en 2015, p. 253). J'avais fait cette attribution lors d'une communication sur Errard au colloque accompagnant l'exposition autour de la restauration de la Mise au tombeau du Frère Luc (Dammarie-lès-Lys, 1992) honorée de la présence de Jacques Thuillier. Elle est restée inédite avant de servir pour l'article dans La tribune de l'art (2005), à la suite de l'insertion de la peinture dans l'exposition Bossuet, Miroir du Grand Siècle (Meaux, 2004). Oubli ou confusion, un Sylvain peut sans doute en cacher un autre!
Revenons à la gravure qui nous intéresse. Elle figure donc dans le même livre de Gomberville. Par contagion et parce que le style ne convenait pas plus avec le lyrisme délicat du jeune Le Sueur, j'ai pensé qu'une certaine lourdeur des formes alliée à la référence à l'antique pouvait soutenir une proposition en faveur du Nantais. Emmanuel Coquery, constatant pareillement sa présence dans son œuvre au Cabinet des Estampes de Bibliothèque Nationale de France, parmi ce qu'Errard a lui-même confié à l'Académie royale de peinture et de sculpture, l'a intégrée à son catalogue. Il me faut aujourd'hui à tout le moins en relativiser la portée par de nouveaux éléments d'appréciation sur l'invention.

Le hasard m'a conduit à repérer une autre gravure, antérieure, proposant une composition proche mais inversée. Elle est signée du Maître au Dé, Bernardo Daddi (ca. 1512-1570), et elle donne pour inventeur Baldassare Peruzzi (1481-1532) dans un état édité par Philippe Thomassin (1562-1622) (épreuve à la National Gallery of Washington, par exemple). Elle reprend en fait un chiaroscuro - gravure en camaïeu sur bois - d'Ugo da Carpi (1481-1532) qui donnait déjà le même nom d'inventeur, Peruzzi, peintre et architecte du cercle de Raphaël et Bramante à Rome (exemplaires au Metmuseum, au Louvre, au British Museum...).

L'estampe pour l'ouvrage de Gomberville s'en inspire pour Apollon, Hercule, le vice chassé et deux assistantes, dont la Vertu selon l'attribut commun à celle de l'image d'après Eustache Le Sueur, modifiant les autres personnages et par le fait, l'iconographie. Il n'est plus question de l'assemblée des Muses et l'allégorie renvoyée n'est, semble-t-il, plus l'Avarice (selon Vasari à propos du chiaroscuro da Carpi) mais un vice doté de pattes avec sabot et d'oreilles d'âne, portant un ballot comprenant un masque, difficile à identifier clairement (l'Arrogance? l'Envie?). On peut supposer un glissement du Parnasse au royaume de France pour se conformer aux intentions de l'auteur qui veut faire de son ouvrage un ensemble d'exemples propres à instruire le jeune roi. Ce dernier serait figuré par Apollon, Hercule incarnant Mazarin, dédicataire de l'ouvrage.
Bernardo Daddi (Maître au Dé)
d'après Baldassare Peruzzi,
Apollon commandant à Hercule
de chasser l'Avarice du Parnasse
.
Gravure.

La transformation demande-t-elle l'intervention d'un dessinateur autre que le graveur? Daret, qu'on dit aussi peintre quoiqu'on ne connaisse rien de lui dans ce domaine, était capable d'invention ou d'adaptation de modèles donnés. Dans le même ouvrage dont il assume l'édition, rappelons-le, un cul-de-lampe avec corne d'abondance et massue d'Hercule (ci-contre) rappelle fortement, par les attitudes des enfants, inversées, un bandeau inventé par Jacques Stella pour l'Imprimerie Royale autour des armes de Richelieu (ci-dessous), dans un style qui rappelle Errard. Une autre gravure de Daret propose un montage fait à partir de modèles de Stella, à qui il emprunte les anges en adoration pour encadrer une Crucifixion qui ne trahit pas autant le style du Lyonnais; ce qui justifie les inscriptions au bas données par l'éditeur, Herman Weyen, signalant graveur et dessinateur comme tous deux inventeurs (ci-dessous à gauche).
Pierre Daret inspiré de Jacques Stella (via Charles Errard?),
Deux amours figurant la Libéralité, avec la corne d'abondance et la Force avec la massue d'Hercule, la peau du lion de Némée en toile de fond.
Gravure en cul-de-lampe, 1646.
Pierre Daret d'après Jacques Stella,
Deux amours figurant la Libéralité avec la corne d'abondance
et la Religion avec croix et ciboire de part et d'autre des armes de Richelieu
. Bandeau pour l'Imprimerie Royale
Gravure, 1642.




Pierre Daret d'après lui-même et Jacques Stella,
Retable encadrantLe Christ en croix entre la Vierge et saint Jean avec deux anges en adoration et les attributs de la Passion.
Gravure.
BnF



Pierre Daret d'après Charles Errard (?)
d'après Bernardo Daddi (Maître au Dé)
d'après Baldassare Peruzzi,
Apollon commandant à Hercule de chasser le vice.
Gravure. BnF

Pour autant, par-delà la transformation de l'iconographie, il y a un glissement esthétique qu'il faut prendre en compte. Confronter à nouveau l'image de Daret (ci-dessous) et son modèle italien (ci-contre) laisse percevoir un lissage du modèle renaissant sur l'exemple antique, longuement étudié par Errard à Rome, pour les profils, le regard aveugle des jeunes femmes, un drapé plus sculptural ou pour mieux dire, plus minéral. Le graveur était-il en mesure de le faire par lui-même ou s'est-il assuré le concours du Nantais pour actualiser, plutôt que moderniser l'image de Peruzzi? La deuxième hypothèse me semble encore à privilégier, tant elle s'inscrit dans le fonctionnement de l'artiste collectant tout un répertoire de formes et de compositions à partir des modèles de l'Italie ancienne et moderne. Quoiqu'il en soit, l'image témoigne du travail parfois obscur opéré dans l'édition à partir du legs des inventeurs et graveurs antérieurs.

Sylvain Kerspern, Melun, mars 2020

Bibliographie :
- Roger-Armand Weigert, Bibliothèque Nationale. Cabinet des Estampes. Inventaire du fonds français. XVIIè siècle., Paris, t. III,1954, p. 264-268
- Alain Mérot, Eustache Le Sueur, Paris, 1987, n°R78, p. 414.
- Sylvain Kerspern, « À propos de l'Énée transportant Anchise du Musée des Beaux-Arts de Dijon : jalons pour l'œuvre de Charles Errard. », La tribune de l'art, mise en ligne le 21 juin 2005 (dernière consultation, 27 mars 2020)
- Sylvain Kerspern, « Errard et Coypel au Parlement de Rennes. Enseignements d'une exposition. », Dhistoire-et-dart.com, mise en ligne initiale en 2005 (actualisation en 2013)
- Emmanuel Coquery, Charles Errard : la noblesse du décor, Paris 2013, p. 253, 384-385.

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