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Sylvain Kerspern - dhistoire-et-dart.com
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Le Massacre des innocents :

de Friquet de Vauroze à Le Brun



Mise en ligne le 25 février 2023

Le Massacre des Innocents. Toile. 111 x 152 cm. Marché d'art

Il y a quelques années est passé en vente un tableau montrant Le massacre des Innocents au caractère manifestement ébauché, en particulier pour son décor. Le nom avancé pour son auteur fait l'aveu implicite de la difficulté d'en tirer une impression claire en désignant l'obscur Jacques Friquet de Vauroze (1638-1716), élève de Sébastien Bourdon puis peintre de l'Académie Royale de Peinture et de Sculpture. Pourtant, il renferme un certain nombre d'indices qui obligent à s'interroger sur les relations qu'il entretient avec une version du sujet qui fut célèbre en son temps. Avant de les étudier, il faut commencer par une approche directe de l'œuvre, et ses éventuels rapports avec son auteur présumé lors de la vente.

Premier regard sur l'œuvre et sur l'attribution.

Dans un paysage aux architectures à l'antique, des soldats cherchent à arracher des enfants à leurs mères, sous l'oeil de dignitaires installés dans un char tiré par des chevaux. L'artiste développe les différents types de réactions au drame que constitue le Massacre des Innocents, commandé par Hérode pour éloigner la menace d'un nouveau roi de Juifs qu'incarnerait Jésus. Le traitement du paysage voire de certains personnages indiquent que nous sommes en présence d'un tableau inachevé ou d'une esquisse assez avancée.

Le tableau a été proposé à Jacques Friquet de Vauroze (1638-1716). Ce que l'on sait du style de ce peintre, encore fort mal connu, est marqué par son apprentissage auprès de Sébastien Bourdon (1616-1671), dont il imite la typologie des personnages, leurs attitudes, les drapés géométriques et les ombres pittoresques, ainsi que le goût cubiste des compositions, sur l'exemple de Nicolas Poussin. Son morceau de réception (ENSBA, 1670), notamment, témoigne de cette filiation esthétique.

La confrontation peut faire surgir les points communs : le goût pour les architectures à l'antique comme toile de fond, une gamme chromatique voisine, la recherche de l'expression des Passions; mais au fond, tout cela relève d'une culture commune aux peintres classiques, en particulier les académiciens ou les aspirants à l'institution. En revanche, les types physiques, le drapé sculptural, les effets pittoresques de lumière et les attitudes solennelles, qui renvoient aux modèles de son maître d'apprentissage, tranchent avec la recherche de naturel visible dans tous ces compartiments de notre tableau.

Jacques Friquet de Vauroze, Le roi donnant la Paix à l'Europe. Toile. 158 x 188 cm.
Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts.

Il se peut que cette attribution soit motivée par la connaissance de l'interprétation qu'en a donnée Sébastien Bourdon (1616-1671) dans les toiles conservées à l'Ermitage (126 x 177 cm), à la Galleria Sabauda de Turin (115 x 162 cm) et, en réduction, au Worcester Art Museum (ci-contre), placées vers 1650 par Jacques Thuillier. On ne saurait pour autant en faire un meilleur candidat.

Notre composition ne recourt pas aux architectures, comme chez Bourdon, pour structurer les espaces, par emboîtements selon les étages et les plans, mais comme éléments de contextualisation historique sur laquelle se plaquent les péripéties de l'histoire. Les drapés ne viennent pas plus instaurer des rythmes scandant l'image par une géométrie sophistiquée reliant les groupes, mais, par leur rondeur et la recherche du naturel, servent au contraire à les particulariser. De fait, ce qui les relie dans notre tableau passe par une gestuelle expressive et violente plutôt que pathétique et théâtrale.

Ces écarts stylistiques n'empêchent pas des recherches communes. Sur une trame marquée par le souci archéologique pour le decorum, l'histoire sert de support à une recherche de l'expression psychologique ou, pour mieux dire, l'expression des Passions, détaillée en de petits personnages, sur un mode dont un Poussin est sans doute la figure tutélaire, depuis Rome, mais que d'autres artistes, Stella, Jean Lemaire ou Rémy Vuibert, ont pareillement développé en France. Impossible de ne pas citer Charles Le Brun, auteur d'un tableau célèbre sur le sujet aujourd'hui au Dulwich College que Jacques Thuillier cite comme source d'émulation pour Bourdon : sa mise en regard avec notre tableau oblige à constater de troublantes analogies.

Sébastien Bourdon, Le massacre des Innocents.
Toile. 43,7 x 60,2 cm.
Worcester, The Worcester Art Museum, Mass., Inv. 1953.79.
Toile. 111 cm x 152 cm
(reproduction à proportion du tableau de Dulwich).
Charles Le Brun, Le massacre des Innocents.
Toile. 133 x 187 cm. Londres Dulwich Pictures Museum.
Bref inventaire des points communs avec le tableau du Dulwich de Charles Le Brun.

Si le sujet était de nature à proposer des éléments de rapprochement, le partage des motifs qui tiennent à l'interprétation si singulière que Le Brun en donne dans la peinture du Dulwich frappe. Ci-dessous, deux images balisent les principaux détails communs entre le tableau du Dulwich et le nôtre. On peinerait à les trouver, par exemple, chez Bourdon ou chez Stella, auteur d'une double version singulière.

Je les ai remarqué parce que presque tous ces motifs figurent parmi ceux que Nivelon prend la peine de détailler à propos du tableau de Dulwich dans sa Vie de Le Brun. Il les présente comme les témoins d'une profonde réflexion permettant au peintre de développer différentes péripéties et un décor archéologique à partir d'un passage des Évangiles très succinct.

(1) Le mausolée couvert d'un alignement de cyprès, un peu plus à droite et nettement plus proche du premier plan à Dulwich (Nivelon 2004, p. 140).

(2) Le tombeau à droite, dont Le Brun fait dans le tableau de Dulwich un outil dramatique placé à gauche, certaines mères s'y cachant (Nivelon 2004, p. 136).

(3) Les deux dignitaires dans un char mais adossés à sa partie postérieure; Le Brun « retourne » le char et manifeste par les chevaux, effrayés, l'horreur de la scène (Nivelon 2004, p. 135).

(4/4bis) Le cavalier arrachant un enfant d'une mère au sol (Nivelon 2004, p. 136).

(5) L'arc rustique, un peu plus à gauche à Dulwich, et dans l'ombre.

(6-7) Le soldat s'avançant, poignard entre les dents, mordu au bras par une mère et celui se penchant pour poignarder, à comparer à ceux dans le groupe au même endroit (Nivelon 2004, p. 136-137).

(8) La mère allongée au sol, enjambée par un cheval, s'appuyant sur un bras pour regarder vers le haut (Nivelon 2004, p. 136).


On peut y ajouter :

- le palais accroché sur la colline dans le fond, sans doute celui d'Hérode (Nivelon 2004, p. 141);
- la disposition du cheval au centre, sensiblement identique à l'un des trois du char à Dulwich (Nivelon 2004, p. 136);
- le motif de la femme pleurant son enfant, sur ses genoux, tout à droite (« Rachel », sur laquelle je vais revenir), notamment (Nivelon 2004, p. 137);
- et un goût certain pour le détail cru, comme celui du soldat tranchant la gorge d'un enfant, déjà sanguinolent (Nivelon 2004, p. 136-137).


Or le tableau de Dulwich a un historique compliqué.



Le destin du tableau du Dulwich Museum.

Il s'agit certainement de celui longuement décrit par Nivelon et gravé par Alexis Loyr et Claude Duflos. Le biographe le dit commencé pour un chapelain de Notre-Dame et terminé longtemps après pour Gédéon Berbier du Mets. Guillet de Saint-Georges rectifie l'interlocuteur initial en chanoine de Saint-Honoré. La publication par Bénédicte Gady et Moana Weil-Curiel de l'inventaire après décès de Guillaume Thomas, chanoine de Saint-Honoré collectionneur, dans lequel on trouve effectivement un Massacre des Innocents par Le Brun, vient confirmer Guillet et situer après 1670 l'achèvement de ce qui n'était, nous dit-on, qu'ébauché. La mention dans l'inventaire de Le Brun, en 1690, d'une copie par Verdier de cette composition faite plus de 18 ans plus tôt permet de situer précisément la reprise du tableau pour Berbier du Metz en 1670-1671. En quoi consista cet achèvement?

La restauration du tableau assortie d'examens radiographiques nous apporte des éléments de réponse. Le texte d'Helen Glanville pour l'exposition Courage and cruelty (1990-1991, Dulwich Picture Gallery) ne signale que très peu de variantes, essentiellement pour le motif évoquant Rachel éplorée, modifiant l'installation de ses jambes, en particulier. On ne peut, pour autant, croire que l'intervention de Le Brun pour Berbier du Mets, soulignée par nos deux sources, se soit limitée à un si modeste repentir. Je rejoins Helen Glanville quand elle évoque une ébauche suffisamment avancée n'attendant plus que les dernières « caresses » selon l'expression de Poussin, consistant à disposer les rehauts et empâtements pour détailler les principales péripéties et en particulier l'incidence de la lumière, quitte à introduire une variante pour Rachel.

Le détail ci-contre peut donner une idée de ce premier état, plus ou moins dégagé par l'usure du tableau. On peut ainsi voir à l'oeil nu la préparation dans des contours et des zones approximatives comme celles plus claires autour du soldat attrapant la jeune mère par les cheveux. On peut encore évaluer l'achèvement par l'analyse comparée de différentes feuilles d'études du Louvre.

L'apport des dessins : la question de l'achèvement.

Dessin du Louvre
Inv. 29132.

Dessin du Louvre
Inv. 29138

Dessin du Louvre
Inv. 29140

Les trois feuilles ci-dessus, qui préparent le détail intercalé, montrent un travail d'étude naturaliste, à la sanguine ou au crayon à la fois posée et ferme au service d'une certaine rondeur de la forme. La quatrième (ci-dessous, Inv. 29134), qui étudie le drapé de l'évocation de Rachel, le rend plus synthétique et plus cassant, restituant avant tout le travail sculptural du clair-obscur. La maîtrise semble tout autre, autoritaire et entraînée, tenant de la manière plus que de l'étude sur nature. Puisqu'elle correspond au tableau achevé dans son ultime repentir, elle relève du travail fait pour Berbier du Mets en 1670-1671 et, en conséquence, les trois précédentes peuvent être assignées à la commande originale, avant la Fronde.

On pourrait opposer que ces dessins ne concernent pas les mêmes zones, trois d'entre elles étant dans l'ombre d'un plan intermédiaire quand l'autre est dans la lumière du premier plan. Deux autres études pour des figures sur l'avant-scène permettent d'illustrer une même distance qui doit tenir au passage des ans.

L'une (Inv. 29319) montre Le Brun étudiant le drapé de la femme recroquevillée sur sa douleur avec la même rondeur que pour les figures autour du tombeau. Or il est différent dans le tableau où il se fait aussi cassant que la préparation pour « Rachel » reprise en 1670-1671 selon les radiographies, sans parler des variantes du dessin du drapé, ni de l'introduction du chien renifleur remarqué par Nivelon.

Le deuxième dessin (Inv. 29313), que la facture situe au moment de l'achèvement, a trait aux deux femmes aux pieds du cavalier au centre du tableau. Le drapé de celle agenouillée comporte des variantes, notamment pour la jambe droite comme pour suggérer plus nettement l'allongement de la figure, ce qui en fait une préparation intermédiaire, en 1670-1671 mais sans doute suivi d'une autre étude reprise dans le tableau.

Cette analyse vient conforter l'idée que les figures étaient suffisamment esquissées dans leurs notes de fond pour évoquer le sujet, mais attendaient encore d'être détaillées dans le drapé et pour la lumière et une impression de fini, quitte à modifier encore quelques détails qu'on ne saurait limiter à la seule « Rachel » : ce genre de finition n'apparaît pas à la radiographie, sauf repentir.



Dessin du Louvre
Inv. 29134

Dessin du Louvre
Inv. 29139

Dessin du Louvre
Inv. 29133
L'apport des dessins : quels liens entre les deux peintures?

Certains dessins rattachés au tableau du Dulwich semblent bien en lien avec notre toile. Ainsi, une étude pour les chevaux traînant le charriot au second plan (Louvre, inv. 29583) fait un lien particulier entre les deux. Un détail prépare celui tout à droite ayant une patte en l'air. Le dessin suggère une pose statique, comme s'il ne faisait que s'appuyer sur une patte. Les peintures, en l'installant plus en oblique, souhaitent faire reculer la monture pour éviter de marcher sur la femme au sol, dans notre tableau, et un nourrisson à Dulwich.


Dessin du Louvre, détail
Inv. 29583

Tableau de Dulwich

Attardons-nous sur l'autre appui. La confrontation des images ci-dessus permet de voir que le dessin et notre peinture montrait un sabot plus en arrière qu'à Dulwich, comme pour éviter la tête de la jeune femme au sol. L'étude sur le naturel que la feuille représente servira à placer certains plis liés à l'étude de la pose, visibles en Angleterre, pas dans l'autre peinture, mais Le Brun aura encore à remettre en place l'écart du cheval. Si ténu soit-il, voilà un lien probant qui tend à faire de notre tableau non seulement un travail préalable à celui de Dulwich, mais aussi au dessin du Louvre.

Le dessin ci-contre montrant la sauvagerie désespérée des femmes du groupe tout à gauche semble pareillement suggérer une transition d'une peinture à l'autre. La figure du bas prépare celle qui mord le bras et griffe le visage d'un soldat, proche dans l'attitude de ce qui se voit à Dulwich. La confrontation avec les deux peintures amène à s'interroger sur ce qui motive cette femme à s'attaquer ainsi à un soldat qui, au Dulwich College, semble n'avoir encore attrapé aucun enfant, au contraire de celui pareillement mordu dans notre tableau.




Dessin du Louvre, détail
Inv. 29141

Tableau de Dulwich

Fait remarquable, la femme du haut de la feuille du Louvre ne se retrouve pas dans l'œuvre anglaise tandis qu'elle pourrait préparer la femme cherchant à agripper le cavalier de l'autre version, à la rigueur en proposer une étude complémentaire à partir de l'esquisse peinte. Il faudra bien expliquer ce point.
Ces exemples viennent confirmer d'abord l'étroite relation entre les deux peintures, jusque dans certains détails et leur préparation. Ils suggèrent de faire de ces feuilles des éléments de transition de l'une à l'autre. Le dessin des deux femmes s'inscrirait même dans une phase intermédiaire, l'un des deux motifs disparaissant ensuite ou bien s'inversant pour la femme agenouillée au pied d'un autre cavalier, au centre du tableau de Dulwich - mais cette fois en pleine lumière et au premier plan. Reste-t-il place, malgré cela, à l'hypothèse d'un pastiche par un élève?

Le Brun pastiché par un élève?

Ce qui précède rend l'idée bien difficile mais je ne veux écarter aucune hypothèse. Le tableau de Dulwich est supposé commencé vers 1647, non fini jusqu'à la mort du chanoine en 1670 et achevé dans les années qui suivent, ce qui n'en fait pas un objet évident de pastiche dans cet intervalle.

On peut difficilement contester le fait que le peintre de notre esquisse s'attache aux intentions de Le Brun soulignées par Claude Nivelon (1648-1720), mais le texte de celui-ci ne peut sans doute pas être considéré comme son inspirateur. Sa biographie doit répondre à la disparition du maître en 1690, quand bien même elle aurait pu être entreprise quelques années plus tôt, au moment de la disgrâce consécutive à la mort de Colbert en 1683 et son remplacement par Louvois à la Surintendance des Bâtiments, en 1684. Les détails que Nivelon donne ne peuvent provenir d'un témoignage direct de sa part au moment de la conception originale, puisqu'il n'était pas encore né. C'est au plus tôt au moment de la reprise pour Berbier du Mets, en 1670-1671, que le maître aurait pu fournir ces indications à son élève, resté fidèle jusqu'à la mort de Le Brun, mais pour les diffuser dès lors? Peu probable.

Quoiqu'il en soit des indications fournies par Nivelon, le coloris, le style appartiennent bien au XVIIè siècle français, imposant qu'un tel pastiche date de 1675-1690 environ. Aucun des plus fidèles élèves ou collaborateurs de Le Brun, ni Claude Audran (1641-1684), ni Louis Licherie (1642-1689), ni René-Antoine Houasse (1645-1710), non plus que François Verdier (1651-1730), quoiqu'il ait copié la composition achevée en 1672 pour son auteur selon l'inventaire de 1690, ne proposent une typologie et un drapé semblables.

D'autre part, il suffit de confronter (ci-contre) le tableau avec le morceau de réception de Licherie, David et Abigail, pour percevoir un traitement différent du paysage, moins frontal, à la profondeur graduée dans une lumière plus homogène, que l'on retrouverait aussi chez un Audran (par exemple dans une version en largeur de son Miracle des cinq pains terminé par Guy-Louis Vernansal) et qui relève d'un état d'eprit favorisé, sans doute, par l'étude académique de l'exemple d'un Poussin.

En fait, il faudrait expliquer pourquoi ce que montre l'esquisse va à l'encontre de l'actualisation faite par Le Brun pour Berbier du Mets telle qu'elle a été caractérisée plus haut, le style « Louis-Quatorzien », accusant la puissance sculpturale des formes. On voit mal, parmi les élèves ou proches collaborateurs de Le Brun durant ces années, notamment sur le chantier de Versailles, un artiste susceptible d'en inverser le cours. Il faut donc en venir à se demander dans quelle mesure notre peinture pourrait être du maître lui-même dans ce contexte précis de la seconde moitié des années 1640.

Louis Licherie (1642-1689)
David et Abigail, 1679.
Toile. 138 x 213 cm.
Louvre, en dépôt à l'Ensba
Claude II Audran (1641-1684) et Guy-Louis Vernansal (1648-1729)
La multiplication des pains.
Toile. Toile. 110 x 150 cm.
Marché d'art en 2016
Restituer le contexte du Massacre des Innocents

Alors que l'œuvre de Le Brun bénéficie de sources confortables (avec notamment deux Vies par Nivelon et Guillet de Saint-Georges), il résiste encore aux éclaircissements d'une chronologie fluide. La remarquable monographie de Bénédicte Gady pour les années du peintre qui précédent la phase au service de Louis XIV, jusqu'en 1661, en témoigne, puisqu'il n'est pas rare qu'elle soit contrainte d'envisager pour tel ou tel ouvrage des plages courant sur plusieurs années, parfois jusqu'à 7 ans, et des alternatives pouvant dépasser la décennie d'écart.

Il faut dire que l'artiste ne nous facilite pas la tâche. Le cas du Massacre des Innocents de Dulwich, par lui-même, justifie cette difficulté, puisqu'on le sait réalisé sur un quart de siècle. D'autre part, il reprenait volontiers tout ou partie d'une composition dans une nouvelle oeuvre sur plusieurs années, semble-t-il. On peut ici mentionner le cas d'une figure du Supplice de Mézence, peinture datable des mois qui suivent le retour de Rome (vers 1646), reprise pour l'un des apôtres d'une suite gravée par Gabriel Lebrun, dont un autre personnage est à rapprocher d'une thèse soutenue en 1653.

La confrontation ci-contre avec Le frappement du rocher du Louvre, daté de la fin des années 1640 et de dimensions quasi-identiques, montre, malgré un état d'achèvement nettement différent, que notre Massacre, par son drapé plus fluide, par des anatomies moins charpentées, appartient bien plus franchement que le tableau de Dulwich à cette période. Le rapprochement fait par Nicolas Milovanovic entre le Frappement du rocher et le Serpent d'airain de Bristol dans le catalogue de l'exposition du Louvre-Lens (2016, n°63) pourrait s'appliquer au nôtre : « Dans les deux tableaux, les personnages sont réunis en groupes indépendants, ceux du premier plan étant frappés par des accents de lumière pour les faire ressortir et creuser la profondeur. Ils comportent en outre tous deux des éléments très dynamiques...».

Le rapprochement tient encore à la palette chromatique et au type de paysage jouant sur les camayeux de gris, bleus, bruns et verts, inspiré de l'exemple de Gaspard Dughet, paysagiste présumé de l'Allégorie du Tibre (Musée de Beauvais et chez Jacques Leegenhoek, voir plus bas), autant que de Nicolas Poussin. On pourrait en dire autant pour Le serpent d'airain déjà cité, mais aussi pour certains ouvrages appartenant au bref séjour romain (1643-1645) : en particulier Horatius Coclès défendant le pont Sublicius du Dulwich College et Mucius Scævola devant Porsenna du Musée des Ursulines de Mâcon. Ces deux peintures ne montrent pas le procédé d'éclairage accentuant certaines parties mais placent pareillement les personnages au premier plan occultant partie de l'horizon au risque de la confusion. On notera le motif, parmi d'autres, du personnage au sol au premier plan nous tournant le dos (Dieu-fleuve ou sacrificateur, ici, jeune femme dans notre tableau); or dans la version de Dulwich, Le Brun en atténue la perception en le faisant reculer et en l'habillant.


Charles Le Brun, Le massacre des Innocents de Dulwich

Charles Le Brun, Le frappement du rocher. Toile, 114 x 153 cm. Louvre

Horatius Coclès défendant le pont Sublicius, 1643-1645. Toile, 122 x 172 cm.
Mâcon, Musée des Ursulines.

Mucius Scævola devant Porsenna, 1643-1645. Toile, 96,5 x 135.
Londres, Dulwich Picture Gallery.

Un autre tableau mérite d'être mis en regard de notre Massacre, encore faut-il en passer par une discussion sur la date qui lui est, d'ordinaire, assignée. Le Sacrifice de Jephté des Offices est placé dans les années 1650, apparemment depuis 1963 et l'exposition de Versailles, situation confirmée par celle du Louvre-Lens (« vers 1655 »). L'identification faite du commanditaire avec Pierre Poncet du Paroussel aurait pourtant pu conduire à le placer au retour de Rome, puisque c'est alors qu'il est dit par Nivelon avoir peint un oratoire dans son hôtel parisien; c'est aussi en 1646 que Gabriel Le Brun lui dédie la gravure de L'annonciation que Séguier, son propre patron, avait offerte aux Petits Pères de Nazareth. L'analyse du style et de ce qu'il peut refléter du contexte artistique de l'œuvre vient conforter l'idée d'avancer autant sa réalisation.

Difficile, d'abord, de ne pas songer, pour les deux femmes au second plan et dans leur rapport aux figures principales au premier, à celles figurant dans le fond du Tibre, connus par les deux versions, l'une chez Jacques Leegenhoek, l'autre au musée de Beauvais. Il faut ensuite remarquer que dans la progression de l'exposition du Louvre-Lens, et de son catalogue, le tableau des Offices trouve difficilement sa place auprès du Silence, daté de 1655, particulièrement marqué par les exemples de Poussin ou de Stella, de La Pentecôte ou de La Madeleine du Louvre, datables du milieu des années 1650 ou peu après.

Parmi les éléments de rupture, il faut noter le parti, rare chez Le Brun pour un tableau, d'un point de vue en contre-plongée. Il peut encore se comprendre vers 1645, au retour dans la ville toujours dominée par Vouet, beaucoup moins dix ans plus tard. Pour autant, ce n'est pas forcément à son ancien maître que Le Brun peut avoir eu envie de se mesurer ici, mais plutôt à un Sébastien Bourdon (1616-1671), sensibles aux grandes obliques vénitiennes qu'il déploie alors, ou son ami Louis Boulogne le père (1609-1674), qui propose un parti semblable pour le « May » de 1646.

L'émulation avec Bourdon est sans doute plus sensible encore devant la version que celui-ci a donnée du même sujet de sacrifice, aujourd'hui au Musée des Beaux-Arts de Lyon, qu'on s'accorde généralement à placer vers ce temps. Comment ne pas rapprocher les deux principales figures masculines, au manteau rouge, dont l'expression désespérée, les yeux au ciel, semble une citation de l'un par l'autre. Or le fait que Le Brun se soit là écarté de ses partis de composition habituels pour se rapprocher de ses confrères suggère que ce soit Le Brun qui ait choisi de se mesurer à Bourdon, jusqu'au clin d'œil. Bien situer cette oeuvre est important, car c'est peut-être une des productions de Le Brun qui présente le plus d'affinités avec notre Massacre des Innocents. Plusieurs points en témoignent.


Charles Le Brun, Allégorie du Tibre (ou de l'assoupissement de Rome).
Toile. 74 x 95,5 cm. Marché d'art

Charles Le Brun, Le sacrifice de Jephté.
Toile. 132 x 132 cm.
Offices. Vers 1655 ou vers 1646?

Sébastien Bourdon, Le sacrifice de Jephté.
Toile. Lyon, Musée des Beaux-Arts

Louis Boulogne, Saint Paul guérissant les possédés. 1646. Gravure.

On peut bien sûr rapprocher la femme éplorée, presque évanouie, tout à droite de la jeune femme à sacrifier; mais aussi et surtout à la façon d'indiquer les visages des femmes dans la détresse au second plan du Sacrifice et dans la mêlée, à gauche, du Massacre. Le traitement des mains, du drapé est aussi fort proche, par exemple celui en losange pour Jephté et l'un des dignitaires, lesquels replient d'ailleurs pareillement le bras gauche sur la poitrine. Ces remarques de détails, ces références, la typologie des personnages et jusqu'au coloris viennent confirmer qu'on ne saurait placer notre esquisse après 1671 mais bel et bien dans le contexte des premières années du retour à Paris. La convergence de tous ces éléments bien cernés dans le temps rend impossible l'idée d'un pastiche voire d'une tentative de tricherie puisque le modèle pris est, à cette date, inachevé... Quel argument opposer alors à une attribution à Le Brun lui-même


Charles Le Brun. Le sacrifice de Jephté.
Toile. 132 x 132 cm. Offices
Deux Massacre des Innocents par Le Brun?

Reste à établir la nature de la relation de notre tableau avec celui du Dulwich. Tout ce qui précède interdit de faire du premier une répétition du second. Il faut donc envisager que Le Brun ait commencé par peindre notre version jusqu'à son état actuel, l'ait soumis au chanoine Thomas qui aurait discuté sa proposition au point que Le Brun souhaite le reprendre intégralement. Puisque le format du tableau de Dulwich est assez nettement plus grand que celui du nôtre, on peut se demander si cette reprise ne s'est pas faite dans le cadre d'un simple changement de format, qui l'aura ainsi conduit à en reprendre intégralement la composition tout en en redistribuant un certain nombre d'inventions ingénieuses et raisonnées que Nivelon prendra soin de détailler, tant l'artiste, comme son commandiataire, en étaient satisfait.

Une reprise intégrale peut d'ailleurs expliquer le fait, étonnant, que Le Brun ait pu laissé inachevé le tableau de Dulwich. Une première version entreprise en 1647, suffisamment avancée dans sa complexe iconographie déployée dans la composition s'il s'agit bien de notre tableau, non pas première idée mais ébauche qui suppose déjà, par le fait, un certain temps de réalisation, est présentée au chanoine. La nouvelle donne du format en repousse encore l'achèvement, qui pourrait bien avoir fini par buter d'abord sur les troubles de la Fronde (1648-1653). Au sortir de ces événements de guerre civile, en 1653, pris par de nombreux chantiers dès la fin de la Fronde (hôtels parisiens, puis Vaux-le-Vicomte, le service de Louis XIV), le tableau, que le chanoine avait peut-être réclamé dans ce contexte incertain, n'aura pas eu ses dernières « caresses ». L'achat par le Garde-Meuble, qui devait connaître personnellement Le Brun, aura remis le tableau dans l'actualité et il aura été convenu d'en terminer ce qui pouvait rester à faire.

Le travail de composition du thème dans nos deux versions telle que je les articule ici rencontre l'évolution du style durant ces années 1640. Notre esquisse prolonge les schémas romains, les personnages faisant écran devant le décor, tout en amorçant un approfondissement dans la distribution des personnages. Le tableau de Dulwich va plus loin dans le déploiement dans la profondeur sur le modèle de ce qui s'élabore dans le Frappement du Rocher, et sur l'exemple de Poussin. Les dessins montrent qu'il en a effectivement étudié dès cette époque la plupart des figures, avant d'en reprendre certaines, après 1670, harmonisant le style de la Régence, « attique », au goût héroïque « classique » du temps du Roi-Soleil. Il introduit le motif du pont tiré du modèle de Raphaël, possible déploiement de l'arc rustique à gauche dans notre tableau.

Ainsi se trouveraient résolus tout à la fois l'abondance des similitudes par tant de motifs partagés alors qu'ils sont mis en avant par Nivelon comme révélateurs du génie de Le Brun, et une différence stylistique certaine, qu'expliquent aussi bien le caractère inachevé de notre version que le fait que celle du Dulwich College aura connu une mise à jour importante, soulignée par les sources, à plus de vingt ans de distance. Notre Massacre des Innocents apporterait un éclairage passionnant sur le travail du peintre au retour de Rome, confronté à l'effervescence artistique du Paris de la Régence des Vouet, Stella, Le Sueur, Bourdon ou Boulogne, avant la création de l'Académie Royale de Peinture et de Sculpture qui nourrira plus fortement encore la version du Dulwich College.

Suis-je encore trop prudent en conservant le conditionnel? Attribuer une œuvre à un artiste de la stature de Charles Le Brun, connu bien au-delà du milieu de l'histoire de l'art tout en demeurant, d'un certain point de vue, méconnu, devrait avoir le parfum de l'évidence pour convaincre d'emblée; ce à quoi notre esquisse ne saurait satisfaire par sa trop grande singularité - mais l'œuvre de Stella dont je mets en ligne le catalogue raisonné sur ce site fourmille de semblables situations pour lesquelles l'évidence se dérobait, ladite singularité soulignant souvent le véritable créateur. Faut-il pour autant renoncer à l'étudier dans ses rapports à Le Brun? Je suis convaincu du contraire, et, on l'aura compris, du fait que nul autre que lui ne peut l'avoir élaborée. Telle quelle, elle ne saurait être écartée sans le moindre examen ni un argumentaire solide pouvant conduire à une alternative recevable.

Sylvain Kerspern, Melun, mars 2023


Mucius Scævola devant Porsenna, 1643-1645.
Toile, 96,5 x 135. Londres, Dulwich Picture Gallery.

1647?

Charles Le Brun, Le frappement du rocher, vers 1648-1650.
Toile, 114 x 153 cm. Louvre

1647-1671

BIBLIOGRAPHIE :
- Claude Nivelon, Vie de Charles Le Brun, éd. Lorenzo Pericolo, Paris, 2004, p. 134-142 (Nivelon fut élève et collaborateur de Le Brun).

- Jennifer Montagu et Jacques Thuillier, Catalogue d’exposition Charles Le Brun, Versailles, 1963, notamment n°23 (Le sacrifice de Jephté).

- Bénédicte Gady, L’ascension de Charles Le Brun, Paris, 2010, notamment p. 184-185, 222-226.

- Catalogue d’exposition Courage and Cruelty, Londres, Dulwich Picture Gallery, 1990-1991.

- Bénédicte Gady et Nicolas Milovanovic, Catalogue d’exposition Charles Le Brun, Louvre-Lens, 2016, p. 172-173, 194-195.

- Sylvain Kerspern, “Le Brun énigmatique”, site dhistoire-et-dart.com, mise en ligne le samedi 16 février 2013; retouches le 16 mars 2013 et le 10 juillet 2015.
Courriels : sylvainkerspern@gmail.com.
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