Sylvain Kerspern - dhistoire-et-dart.com
Varia

Humanisme et écologie, progrès et décroissance,
face à l’histoire de l’art.

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Humanisme et écologie,
progrès et décroissance.

Quelques réflexions
à partir de l’histoire de l’art.


Giotto, Saint François d’Assise recevant les stigmates, Louvre

Mis en ligne le 8 septembre 2008


De plus en plus nombreux sont ceux qui prennent conscience que nous sommes certainement à un tournant essentiel de l'histoire de l'humanité et de la planète en son entier. Il peut être bon de s'interroger sur ce qui nous a amené là, à l'échelle des siècles. Je vous livre ici les indices dont je peux disposer sur cette évolution et qui se rattachent à l'histoire de l'art et plus largement de la civilisation qui est la nôtre, poursuivant la réflexion faite à propos des relations entre écologie et patrimoine culturel.

Un fait semble faire l'unanimité : son début s’inscrit dans la Renaissance. Mais la perception en est brouillée par une vision trop centrée sur l'Occident et qui se traduit par des querelles de dates : son début se place-t-il en 1453, chute de Constantinople, en 1492, "découverte" de l'Amérique? Les développements de l'histoire non-événementielle ont permis de relativiser mais pas encore de renoncer à semblables repères d'abord commodes, mais qui ont fini par devenir encombrants.

L'historien de l'art que je suis sais que la Renaissance, que les contemporains percevaient comme telle en soulignant le retour au modèle antique sublimé par l'idéal chrétien, doit être placée vers 1300. Giotto en est le héros en peinture; pour la littérature, on peut citer Dante, Pétrarque ou Boccace, par exemple. L'humanisme - au sens rattaché aux études intellectuelles réunies sous l'intitulé d' "humanités" - en est l'appellation générique consacrée.

C'est alors que s'opère un changement de mentalité dont la citation d'Alberti, en 1435, rendant hommage à l'orfèvre, architecte et ingénieur Brunelleschi, témoigne comme d'un fait devenu conscient - et que nous avons oublié.

Giotto, Noli me tangere, Padoue, Arena

“Je me suis souvent étonné et attristé qu’un si grand nombre d’arts et de sciences excellents et divins, dont nous voyons par les œuvres mêmes et par les histoires qu’ils étaient très abondants dans les très vertueux temps anciens, fassent aujourd’hui défaut comme s’ils avaient tout à fait disparu : peintres, sculpteurs, architectes, musiciens, géomètres, réthoriciens, devins et, comme ceux-ci, tous les esprits très nobles et très merveilleux, sont aujourd’hui très rares ou bien peu dignes d’éloges. J’ai alors pensé, en entendant partout cette même opinion, que c’était la nature, maîtresse des choses, maintenant vieillie et fatiguée, qui ne produisait plus ces géants ni ces esprits très grands et très merveilleux auxquels elle donnait naissance en des époques pour ainsi dire plus jeunes et plus glorieuses.
Mais après ce long exil où nous autres les Alberti avons vieilli, je suis rentré dans notre patrie, la plus ornée de toutes, et j’ai alors compris qu’en beaucoup d’artistes mais d’abord en toi, Filippo, et en notre grand ami le sculpteur Donat(ell)o et chez Nencio (Ghiberti) encore, et Lucas (della Robbia) et Masaccio, on trouve pour toute chose digne d’éloge un talent qui ne vous rend inférieur à aucun des artistes de l’Antiquité renommé en chacun de ces arts.”

Alberti, dédicace à Brunelleschi de son traité Della pittura, 1435-1436.


Maquette de la coupole du Duomo de Brunelleschi.
Alberti se demande si l'ingénieux système qui lui a permis de l'élever était connu des Anciens.


Auparavant, le monde était perçu comme vieillissant, et les fables mettant en scène les Dieux et les héros, et la Génèse elle-même, évoquant les Géants et les premiers ancêtres plusieurs fois centenaires, montraient en effet qu'il perdait progressivement en vigueur. Inutile d'espérer retrouver ce lustre, pouvait-on penser - mais à la vérité, il n'était pas possible d'y penser, puisque la religion chrétienne, l'Église, dépeignait le monde comme haïssable, et celui "à venir", après la mort, comme seul à espérer. Alberti souligne implicitement qu'il n'en est plus rien, et que l'on peut croire autrement.

Essayer d'expliquer les raisons du changement serait considérablement rallonger cette réflexion, qui n'en a pas spécialement besoin. Que cette mutation soit établie, contre l'opinion largement répandue et colportée, suffira à ce qui nous concerne.

Parmi les témoins, après Alberti, figure Michel-Ange à la Sixtine. Il y représente l'histoire de la Chute comme le rapport dialectique entre matière et lumière, mais inscrit le parcours dans l'espace de telle sorte qu'il suggère qu'il soit possible de revenir à la source. Bref, que ce qui semblait encore une fois inéluctablement voué à la vieillesse et à la mort ne l'était fondamentalement pas. Sa démarche était avant tout spirituelle. Mais elle accompagnait la naissance d'un monde de plus en plus saisi par la matérialité.

Les conséquences de ce changement de mentalité sont incommensurables, avec le lancement de grandes expéditions à travers le monde, puisque ce monde peut à nouveau être admiré, qualifié, quantifié , et la "découverte", ou pour mieux dire, "l'invention" de l'Amérique n'en constitue finalement qu'une sorte de point d'orgue.

Cette autre invention qu'est la perspective en peinture ne peut se comprendre dans sa plénitude hors de ce contexte, et de ce souci de "mesurer le monde" et la place que doit y prendre l'être humain - ce qui rejoint le sens plus large de l'humanisme. Aussi ardue qu'en puisse être la lecture par le recours à la géométrie, je me permets de vous inviter à prendre connaissance du texte que j'ai consacré à cette étape essentielle de l'histoire de l'esprit, pour en percevoir les enjeux.

Soit dit en passant, et rapidement, elle porte en germe la modélisation numérique qui envahit désormais notre univers quotidien. Mais aussi l'interrogation paradoxale qui peut être la nôtre : le point de fuite, dit-on souvent, désigne l'infini. Avec les points de distance, il sert pourtant à mesurer l'espace... Dois-je ajouter que l'infini désigné y est une illusion et que notre planète est évidemment mesurable parce que finie?



Michel-Ange,
Plafond de la chapelle Sixtine,
Vatican.


Sur le plan économique, je ne ferais que souligner - toujours avec le "bout de la lorgnette" artistique - que le capitalisme naît à cette époque : les Médicis, à Florence, par exemple sont des banquiers, des financiers, comme toute une partie des grands mécènes du temps. Ce nouveau modèle économique s'associe à l'exploitation du monde réinvesti - si j'ose dire.


Je ne m'étends pas plus et renvoie à la littérature historique consacrée aussi bien à cette question qu'à la puissance des financiers, par exemple, en France au XVIIè ou au XVIIIè siècles. Mais il a pour conséquence la désagrégation du corps social fonctionnant en vase clos et de façon implacable (la hiérarchie féodale), au profit d'un système ouvert s'appuyant sur la promotion de l'individu. Cela est sensible, à nouveau, dès la citation d'Alberti.

Un pas décisif se produit, en France, au XVIIè siècle, au moment de la Fronde. La crispation du pouvoir se matérialise ensuite dans le chantier de Versailles, qui peut aussi bien être considéré comme une prison dorée pour la noblesse que comme un exil du roi, fuyant la capitale et le pouvoir financier et judiciaire.


Pierre Patel, Vue du château de Versailles, Versailles, Musée national du château
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Le monde que nous connaissons prend racine dans le XIVè siècle, et repose sur ce point de vue : les biens terrestres doivent être recherchés, le développement est possible, comme accroissement quantitatif et "progrès". La science qui en a résulté ayant beau mettre en lumière le principe d'entropie, rien à faire, nous rechignons à l'idée de ne plus pouvoir ainsi repousser les limites du fini. Nous continuons d'exploiter plus que de raison le monde qui nous entoure. Nous nous entêtons à placer l'homme en son centre, quand il faudrait le replacer dans son contexte naturel, environnemental, écologique, global.

C'est évidemment à un nouveau renversement de mentalité qu'il faut procéder. Abandonner, de fait, la notion d'humanisme comme référence pour appeler à un équilibre planétaire dans lequel l'homme ne serait plus central ni la mesure de toute chose. Un retour à l'humilité et à l'interaction, et la fin de l'exploitation, de la (sur)consommation. Ce qui passe par une phase de décroissance qu'il nous faut intégrer pour ne pas simplement subir la crise globale - climatique, écologique, économique - qui se profile dans des conditions que nous n'aurions pas pu préparer, anticiper, adoucir, pour tout dire.

L'erreur serait de concevoir ce revirement comme la condamnation sans appel de l'ancien schéma de pensée. Il ne s'agit pas de renoncer, par exemple, à l'approche empirique de la science, dont j'ai rappelé qu'elle nous avait enseigné l'entropie. Mais d'une part avoir conscience des limites que son principe même (l'expérience) implique, et surtout ne plus la mettre au service de l'exploitation du monde, mais, à partir de ses apports, d'une synergie évolutive par l'interaction entre l'homme et son environnement. S'il faut encore parler d'humanisme, on s'en tiendra donc à l'humanisme évolutif, également appelé écologie humaniste, dans sa compréhension stricte. Pour lever toute ambiguïté, et préparer en conscience la prochaine mutation.

Sylvain Kerspern, Melun, septembre 2008


Références :

S. K., “La perspective centrale renaisssante”, Dhistoire-et-dart.com, Rubrique Classique, mis en ligne le 8 janvier 2008.

S. K., “Conserver, Préserver. Réflexion sur les rapports entre patrimoine historique et nécessités écologiques”, Dhistoire-et-dart.com, Rubrique Varia, mis en ligne le 6 novembre 2007.

Daniel Arasse, L'homme en perspective, Genève, 1978, rééd. Paris, 2008.

Daniel Dessert, Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, Paris, 1984

Michael Baxandall, Les humanistes à la découverte de la composition en peinture, trad. fr., Paris, 1989 (Giotto and the orators, Londres, 1971).

Émile Mireaux, Une province au temps du Grand Roi, La Brie, Paris, 1958.
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