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*Sommaire concernant Stella - * Table générale


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Mise en ligne le 4 janvier 2018



Le triomphe d'Ovide,

de Nicolas Poussin

à Jacques Stella


Huile sur toile. 148 x 176 cm.
Rome, Palazzo Corsini, Inv. 478.


En 1958, dans le cadre du colloque consacré à Nicolas Poussin, Jacques Thuillier a remis en lumière une peinture conservée à la galleria Corsini, à Rome, représentant un poète assis au milieu d'une ribambelle d'amours, et, à ses pieds, une nymphe endormie. Elle était alors considérée comme de Pietro Testa, mais une tradition ancienne l'avait donnée à Poussin. Une telle attribution peut avoir conduit Jean-Robert Ango à en faire un relevé dans le troisième quart du XVIIIè siècle, publié par Pierre Rosenberg (2008), même s'il n'a pas copié que Poussin. Malheureusement, son historique antérieur reste à établir, et le témoignage, tout hypothétique, d'une attribution un siècle, ou peu s'en faut, après la mort du peintre ne saurait faire autorité. Les arguments en faveur de Poussin sont d'abord iconographiques, autour de l'identité du poète, et de la complexité du discours. À partir de l'approfondissement de l'œuvre italien de Jacques Stella, bientôt complété sur ce site, je voudrais ici aussi bien en évaluer la pertinence qu'apporter des éléments formels susceptibles d'emporter la conviction, mais en faveur du Lyonnais.
Iconographie : les traits d'Ovide.
Le tableau, sans avoir acquis le statut incontestable d'oeuvre autographe de Nicolas Poussin, a tout de même été défendu comme tel notamment par Jacques Thuillier (1994) et Pierre Rosenberg (2008). Dès 1960, Henry Bardon avait proposé un rapprochement avec Jacques Stella. Si certains de ses arguments devraient aujourd'hui être revus - notamment celui faisant de Stella un imitateur de Poussin -, je crois fermement que d'autres, judicieux, rencontrent l'analyse stylistique. Il faut d'abord interroger l'un d'eux qui, sans être décisif, pose question.

Le personnage principal est désigné par les ouvrages sur lesquels il s'appuie, Amorum et Amandi : il s'agit d'Ovide, célèbre auteur de L'art d'aimer. Jacques Thuillier (1960 et 1994), Henry Bardon (1960) et Pierre Rosenberg (2008) soulignent (en particulier le premier et le dernier) la ressemblance de ses traits avec le cavalier Marin. Tous trois ont l'avantage sur moi d'avoir pu examiner directement le tableau, en sorte que je ne me permettrai pas d'être catégorique; néanmoins (si j'ose dire), je dois avouer que la ressemblance, sur photographie, ne saute pas aux yeux. Marino avait un visage long et osseux, presque en triangle étiré, un front important, un nez long et plus ou moins busqué, un petit menton, selon le portrait de Pourbus (1569-1622) qui semble fait lorsque le poète séjourne à Paris (1615-1623), ou celui de Vouet (ici traduit en gravure par Greuter), des derniers mois de sa vie, alors qu'il est sans doute malade. Notre Ovide a certes le menton pointu et un nez assez comparable mais semble bien plus joufflu, son visage offrant des proportions plus habituelles malgré le raccourci qui devrait accentuer sa longueur : il est figuré de trois-quarts alors que les autres portraits se tournent bien plus nettement vers le spectateur. Il faudrait encore que l'artiste extrapole un âge sans pilosité ni rides et autres signes des temps, que Poussin n'a pas connu.

Reconnaître là Marino suppose une situation précoce dans la carrière romaine de Poussin, qui arrive dans la Ville Éternelle en 1624, et au plus tard au moment de la mort du supposé modèle (mars 1625). Cette phase de son oeuvre, malgré les importants travaux faits depuis la réapparition de notre Triomphe, reste très discutée. Ainsi, par exemple, Le massacre des Innocents de Chantilly peut osciller entre 1624 et 1628 selon les avis. Bien d'autres peintures pourtant connues depuis longtemps pourraient être citées pour témoigner d'écarts parfois plus importants. On comprend tout à la fois l'intérêt que peut revêtir notre tableau avec une telle identification, puisqu'il donnerait un ancrage fondamental dans une phase d'expérimentations et de recherches intenses, qui ne débouche sur une assise ferme du style que vers 1630, voire un peu plus tard; mais aussi le danger de se focaliser sur cet aspect toujours difficile à établir - la reconnaissance d'un portrait - dans la recherche de l'auteur. Henry Bardon considère, pour sa part, que cela n'empêche pas d'envisager un autre peintre que Poussin, mais peut-être en vertu de l'amitié qui serait source d'imitation de Stella. Je souhaite ici défendre une approche positive, en partant de certains des indices qu'il a pu mettre en avant.
Frans Pourbus, Giambattista Marino (le Cavalier Marin).
Toile.
Detroit, Institute of Arts
J.-F. Greuter d'après Simon Vouet, Giambattista Marino.
Gravure.
Iconographie et style : les traits d'Amour.
L'iconographe que cet historien de la littérature était, dans le tour assez général qu'il fait des sources latines ou renaissantes envisageables pour ce tableau, remarque (p. 79) comme singulier le jeu de ballon se servant d'un gantelet, pour le rapprocher de la feuille dédiée à ce plaisir de l'enfance dans le volume que Stella leur consacrera, gravé par Claudine Bouzonnet Stella et publié en 1657 (ci-contre, exemplaire de la bibliothèque de Lyon). Écartant un usage français de façon argumentée, il en suppose une source toute italienne. On pourrait ajouter le tir à l'arc, ici avec un coeur pour cible. Or, tout autant que Poussin, sinon plus, Stella a fait des enfants, amours, angelots ou putti l'un de ses motifs de prédilection, et ce depuis ses débuts.

Dans sa démonstration, Henry Bardon signale sans trop insister que ce que Jacques Thuillier a montré de Stella lors du colloque tendait à conforter son attribution. J'y souscris pleinement et souhaite ici en faire la démonstration : le point d'ancrage principal en est, en effet, l'Assomption de Nantes, connue depuis lors mais qui conserve, comme je l'ai souligné en la cataloguant, une certaine singularité chez Stella. On y retrouve la typologie enfantine, lourde et naturaliste, très différente de celle, « classique » et parisienne, des Jeux d'enfants; la restitution des visages et des chevelures est très semblable. Le traitement du drapé et le jeu avec la lumière crépusculaire venant raser ses arêtes peut également en être rapproché, comme la palette (bleu, orangé, jaune, roses...) ou le visage de la Vierge pour la nymphe. La comparaison pour cette dernière est plus nette encore avec le dessin canadien d'une Sainte Madeleine : rondeur du dessin, traits marqués, crudité de l'abandon sont tout à fait semblables (en attendant sa notice, voir ici).

Il se peut qu'on trouve quelque chose d'approchant dans certaines oeuvres de jeunesse de Poussin, par des détails, mais selon moi, rien qui n'embrasse autant ce qui se voit dans l'Assomption. Si Stella n'a pas été pris plus au sérieux jusqu'ici, c'est sans doute parce que sa période romaine restait fort méconnue. L'exposition de 2006 en a certes beaucoup révélé, mais sans une lecture chronologique affermie telle que je l'ai esquissée en 1994 et complétée en 2008. Parce que Jacques signait et datait volontiers, il est vraisemblable que l'articulation de ses oeuvres de jeunesse soit bientôt mieux perçue et comprise que celle son ami, comme devrait le montrer mon catalogue le concernant.

Le Triomphe d'Ovide Corsini partage avec l'Assomption Arese l'appartenance à une production encore mal connue de Stella en Italie : le grand retable religieux pour l'une, le décor profane pour notre tableau. Tous deux témoignent de son style en grand format, à un moment particulier faisant suite au départ de Simon Vouet, figure capitale de la colonie française depuis plusieurs années. Néanmoins, le tableau romain l'emporte en singularité par son iconographie, et par son érudition mettant à l'épreuve la faculté du peintre à la mettre en scène. À nouveau, on y trouve l'esprit propre à Stella, par la traduction remarquée par Henry Bardon des Amores en amours enfantins.

Le peintre déploie ainsi un groupe de neuf (et non dix) amours réunis en couples par leurs activités; deux jouent à la balle, deux s'exercent à l'arc en visant sur un coeur accroché à l'arbre à gauche, deux aiguisent les flèches d'un carquois, en se servant du lait tiré du sein de la nymphe pour humidifier la pierre, deux enfin attendent la foudre pour allumer la torche; le neuvième, seul, s'applique à nouer un ruban, qui lui apportera peut-être un alter ego. Ainsi tous les instants de l'amour sont représentés, recherche, naissance, dialogue et entretien. Deux pigeons complètent la symbolique, allusion possible à Vénus. Le poète s'inscrit dans ce ballet comme l'orchestrateur, dirigeant assis la troupe. Henry Bardon a complété sa lecture par l'interprétation philosophique des principes élémentaires, justifiant notamment l'importance de la mer.
Assomption de la Vierge, 1627. Toile, détail. Nantes, Musée des Beaux-Arts. Sainte Madeleine en extase. Sanguine, 15,6 x 11,9 cm. Montréal, coll. part.
Inspirations stylistique et iconographique du Triomphe du poète : l'attrait de Titien.
Aux sources littéraires, essentiellement renaissantes, s'ajoutent d'évidentes références artistiques : le peintre a certainement médité les tableaux mythologiques peints par Titien pour Alfonso d'Este, acquis depuis par le cardinal Ludovico Ludovisi, qui les fit venir à Rome en 1621. Ce transfert, on le sait, a eu un impact sur les artistes alors, incitant Cortone, Testa, Poussin et d'autres à en méditer les leçons.
L'Offrande à Vénus et la Bacchanale dite des Andriens (Prado), que le neveu du cardinal, Nicolo, cèdera au roi d'Espagne en 1637 ont particulièrement nourri Le triomphe d'Ovide. Le premier aura inspiré la population enfantine; le second, le motif de la femme endormie au premier plan dans l'angle, et l'implantation du bord de mer. L'attention au clair-obscur et le coloris plus profond y trouvent sans doute aussi leur origine. C'est un point commun avec L'assomption, de nouveau, et cela pourrait situer le regard sur Titien de Stella peu avant, vers 1626, sans doute après la Sainte Cécile, qui n'en laisse rien paraître.

Ce parrainage illustre peut aussi servir à tracer la ligne de partage d'avec Poussin. La Bacchanale de putti Chigi et La nourriture de Bacchus, dite la petite bacchanale du Louvre sont, de sa part, d'évidents exemples de la forte impression faite par les peintures de l'Italien. Cet impact modèle notamment ses puttis joufflus et le drapé aux plis multiples brisant les tissus, mais n'apaise pas sa « furia di diavolo », sensible dans le traitement heurté des carnations. Le triomphe d'Ovide propose d'autres options, plus proches de l'exemple de Vouet - ce qui explique que Pierre Rosenberg ait tenu à évoquer en 2008 le tableau en conclusion de son essai sur les relations de ce dernier avec Poussin - et tout à fait comparables à ce que Stella peint dans l'Assomption de Nantes. Au vrai, la typologie des putti rappelle celle mise au point par Stella en Toscane, comme pour la Danse d'enfants nus gravée.

La référence au Vénitien, que le thème encourageait, contribue stylistiquement à une plus grande plasticité de l'art de Stella, que l'on peut ressentir aussi dans le Retour d'Égypte et sa facture relâchée, surprenante pour qui se fie à sa réputation de fini, mais qui se retrouve précisément dans certains de ses ouvrages de la seconde moitié des années 1620. C'est peut-être elle qui motive la sensation d'inachevé soulignée par Pierre Rosenberg, qui n'est peut-être qu'impression pour un Poussin, mais élément de style pour Stella, sur une assez courte période au cours de laquelle il interroge des sentiments pathétiques selon Reni, et l'impact du clair-obscur pour structurer corps et espace.

De fait, l'inspiration me semble décisive. Poussin puise chez Titien l'approche quasi-tellurique de la nature, dans toute sa vigueur plus ou moins sereine, quand le peintre du Triomphe d'Ovide, comme Stella, en propose une vision domestiquée sinon civilisée, volontiers souriante. Cela se traduit notamment dans la facture des putti, heurtée chez le Normand, lisse chez le Lyonnais. Paradoxalement, le premier recourt à un langage du corps codifié, à partir des grands modèles (ici Titien), quand le second s'emploie à donner aux attitudes un naturel simple. C'est probablement ce qui fait la réussite de notre tableau, qui échappe au parti de système que pourrait instaurer la multiplication des couples à l'imitation de Titien, par ce ton direct et bienveillant, propre à notre artiste, non à son ami.

La mise en ligne prochaine de la production italienne de Stella devrait en donner pleine confirmation. Toutefois, je ne voulais pas proposer cette attribution dépouillant Poussin comme en passant. Avec d'autres, incontestables, de Stella, cette peinture souligne la singularité des recherches qu'il mène alors, inspirées par Titien, Rubens, Lanfranco ou Reni, au regard du goût qu'il va mettre au point autour de 1630 et qui fera sa réputation en France.

C'est précisément cet ancrage stylistique faisant parenthèse dans sa trajectoire qui fait la justesse d'une telle proposition par delà les donnnées iconographiques, tout en contribuant au renouvellement du regard sur l'art de Stella. Alors saisi d'une fascination-répulsion face au discours « baroque » partagée avec Poussin, chacun selon son propre mode, son Triomphe d'Ovide, malgré une lumière crépusculaire, apparaît, par sa tonalité plaisante, comme un jalon essentiel vers le classicisme stellaire, souriant et mesuré qui fera son succès en France.

S.K., Melun, octobre 2017

Titien, Offrande à Vénus.
Toile, 172 x 175 cm. Prado.
Titien, Bacchanale des Andriens. Toile, 175 x 193 cm. Prado.
Nicolas Poussin, Bacchanale de putti. Tempera sur toile, 84 x 74 cm. Rome, Galleria nazionale de arte antica, Palazzo Barberini. Nicolas Poussin, La nourriture de Bacchus, dite la petite bacchanale. Toile, 97 x 136 cm. Louvre.

Assomption de la Vierge, 1627, détail.

Ci-contre, Retour d'Égypte,
cuivre, détail avant restauration. USA, coll. part.


BIBLIOGRAPHIE :

* Jacques Thuillier, « Tableaux attribués à Poussin dans les galeries italiennes », Colloque Nicolas Poussin, Paris, 1958, 1960, II, p. 266.

* Henry Bardon, « Deux tableaux sur des thèmes archéologiques (...) II. Le triomphe d'Ovide », Revue Archéologique, janvier-juin 1960, I, p. 168-181.

* Jacques Thuillier, Nicolas Poussin, Paris, 1994, p. 106-107, p. 243, n°13.

* Pierre Rosenberg, in cat. expo. Simon Vouet (les années italiennes 1613/1627), « Vouet & Poussin », Nantes-Besançon, 2008, p. 88-89.
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