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Les Stella


À propos d'une lettre de

Gilles Ménage à Jacques Stella.


Mise en ligne le 4 mars 2021

(Annotation en haut à gauche) Je l'ay gardée à cause/ (barré : de) qu'elle est de sa main (en haut à droite, de la même main) de Mr. Menage
(de la main de Ménage) Monsieur
Monsieur de Servien m'a témoigné qu'il /
serait extrêmement aise de vous entretenir, /
je m'assure que de vostre costé vous ne serez pas /
(barré : auf) fâché de le voir. Si vous désirez lui faire/
cet honneur, je me trouveray demain matin sur /
les huit heures en vostre logis pour vous accompagner /
au sien. C'est /
Monsieur/
ce sabmedy 10 oct. Vostre serviteur très humble /
et très passionné /
Menage
Lettre autographe signée de Gilles Ménage (1613-1692)
à Jacques Stella,
datée du samedi 10 octobre 1650, adresse au dos.
Vente Drouot, Paris, 20 novembre 2019, lot 695.
Le 20 novembre 2019 s'est vendue une lettre signée de Gilles Ménage et adressée à Jacques Stella qui appelle quelques commentaires. Le premier de ses mérites est d'aller, une fois de plus, contre la réputation faisant de Stella un être maladif et replié sur lui-même, au tempérament idoine, qui ne s'applique qu'aux derniers mois, sinon aux derniers jours. Elle le met en présence, aussi « tard » qu'à l'automne 1650 de deux personnages qui n'avaient pas encore été associés à son nom, et non des moindres.

Le rédacteur, Gilles Ménage (1613-1692), après un début de carrière réticent comme avocat, obtient de porter l'habit ecclésiastique, notamment au bénéfice du doyenné de Saint-Pierre d'Angers, afin de se consacrer aux Lettres. En cette année 1650, il publie un premier ouvrage, Origines de la langue française. Deux ans plus tard, Robert Nanteuil livre son portrait. L'année de sa mort, c'est au tour de Roger de Piles de lever son effigie, gravée six ans plus tard par van Schuppen. Contrairement à ce que suggère la notice de la vente, il resta toute sa vie à la porte de l'Académie, sans doute en raison de la causticité de ses propos ou de ses écrits.

En 1650, selon Goujet (1756), il venait de négocier la vente d'une terre héritée de son père en 1648 avec Abel Servien (1593-1659), qu'il mentionne dans notre lettre. Celui-ci est alors l'un des plus puissants ministres en France, bientôt associé (en 1653) à Nicolas Foucquet à la Surintendance des Finances du royaume. Il avait œuvré en négociateur à Münster et signé au traité de Westphalie, en 1648, ce qui lui valut certainement d'être nommé ministre d'état alors. Lorsqu'il sollicite Ménage, il n'est rentré à Paris que depuis guère plus d'un an. Lui était académicien depuis 1634, par ses liens avec Richelieu plus que par sa plume.

La lettre fait comprendre que Servien n'avait pas encore eu l'occasion de faire la connaissance de Stella. Comment ce dernier a-t-il pu se lier avec Ménage? Le grammairien fréquentait l'hôtel de Jacques-Auguste de Thou qui hébergea Jacques entre la prison et son départ de Rome et aux enfants de qui Claudine dédiera en 1657 les Jeux et plaisirs de l'enfance.
Robert Nanteuil,
Portrait de Gilles Ménage, 1652.
Gravure. 19,4 x 13,1 cm (gravure seule).
Carnavalet.
Pierre van Schuppen d'après Roger de Piles,
Portrait de Gilles Ménage, 1692/1698.
Gravure. 26 x 18,9 cm.
Rijksmuseum.
Claude Mellan,
Portrait d'Abel Servien.
Gravure. 23,6 x 18,7 cm.
Rijksmuseum.
Claudine Bouzonnet-Stella d'après Jacques Stella,
Portrait de lui-même.
Gravure, 3è état.
Jacques Stella,
Trois femmes « à la Cambiaso » et signature et annotation désignant Renaudot au recto de La mort astrologue, 1648.
Crayon noir et plume. 16,4 x 11,2 cm.
Coll. part.
La nature du texte de l'annotation du haut laisse peu d'alternative quant à l'identité de son auteur, Stella lui-même, quoique le rapprochement avec l'annotation du dessin de 1648 ou de la lettre de 1633 n'apporte pas de véritable conviction. Elle suppose qu'il opérait un tri entre lettres communes et écrits autographes de la main du signataire. Elle relève de l'esprit de collection que la publication du testament et inventaire de Claudine a révélé dans toute son ampleur... sauf la correspondance qu'il put entretenir au long de son existence, en particulier avec Nicolas Poussin.
De quoi le ministre voulait-il s'entretenir avec Stella? Servien n'est pas un collectionneur particulièrement réputé non plus qu'un grand mécène reconnu pour sa protection de l'art de peindre. Edmond Bonnaffé et Antoine Schnapper, dans leurs sommes sur les amateurs d'art du XVIIè siècle, ne l'évoquent qu'incidemment. En 1650, il n'a pas encore acquis Meudon - ce sera à la fin de 1654 - ni financé les travaux de Notre-Dame des Ardilliers à Saumur, pour la chapelle où il sera inhumé. L'hypothèse la plus vraisemblable serait la perspective d'une commande de tableau de chevalet tel que ceux que Stella fit vers ce temps pour Fréart de Chambray, malheureusement aujourd'hui perdus, ou le Jugement de Pâris de Hartford, précisément daté de l'année 1650. Toutefois, la justification donnée à sa conservation - son caractère autographe - pourrait suggérer en creux qu'elle ne témoignait pas d'une commande passée. À l'instar de Foucquet plus tard, grâce à Chantelou, il n'est pas impossible non plus que Servien ait souhaité entrer en contact avec Poussin par son entremise...

Pour l'heure, la lettre nous est d'abord utile dans l'appréciation de la personnalité de Stella et de la manière dont elle était perçue. C'est un artiste recherché, courtisé par l'un des personnages les plus en vue du royaume, et dont la sociabilité ne fait pas de doute. Si la lettre à son ami François Langlois, en 1633, glisse quelques soupçons de familiarité propre à l'amitié qui les avait rapprochés, Jacques a montré en plusieurs occasions sa capacité en une plus haute société. L'exemple le plus évident remonte presqu'aussi loin, lorsqu'il quitte le cortège revenant de Rome de l'ambassadeur de France Créquy pour aller saluer le cardinal Albornoz à Milan, terre ennemie. Il lui fallut de solides talents de négociateur pour que cette escapade lui fut accordée; à moins qu'elle n'ait recouvert quelque secrète manœuvre diplomatique.
Cette sociabilité était toujours active, comme je l'ai fait remarquer à propos du dessin de 1648 évoquant son voisin Théophraste Renaudot, alors nouvel arrivant dans les galeries du Louvre. La même année, outre sa présence au mariage de son ami sculpteur Henry Legrand, il avait expertisé avec Jean Morin les peintures de l'abbé Maugis (voir la biographie); en 1649, il montre le Frappement du rocher que Poussin a peint pour lui et lui fait part des commentaires, sinon des critiques, qu'il a pu susciter.

Les années qui suivent, outre le contexte de la Fronde, sont celles de l'apprentissage d'Antoine, Claudine et Françoise, voire Antoinette Bouzonnet, puis des premiers signes d'une santé déclinante, mais pas avant la seconde moitié de 1654, dans le cadre de la commande pour les Cordeliers de Provins; et en 1656 encore, il traite avec les confrères compagnons-peintres, en dépit d'une activité manifestement débordante, puisqu'il a alors entrepris ses grandes suites dessinées ou peintes. Il se peut que ces temps d'abord agités, puis fort occupés, aient empêché que l'entrevue d'octobre se soit concrétisée en un ouvrage. La lettre apporte, quoiqu'il en soit, le témoignage de la haute réputation que Jacques Stella pouvait avoir atteint alors.

Sylvain Kerspern - Melun, le 2 février 2021

BIBLIOGRAPHIE :
* (Claudine Bouzonnet Stella) «Testament et inventaire (...) de Claudine Bouzonnet Stella», publiés par J-J. Guiffrey, Nouvelles archives de l’Art Français, 1877, 1-118
* Claude-Pierre Goujet, Bibliothèque françoise ou Histoire de la littérature françoise, Paris, t. 17, 1756 p. 314 et suiv.
* Edmond Bonnaffé, Dictionnaire des amateurs français au XVIIè siècle, Paris, 1884 p. 67, 197, 198
* Antoine Schnapper, Curieux du Grand Siècle, Paris, 1994, p. 116, 195, 196, 308
* Catalogue de la vente Littérature Drouot 20 novembre 2019, lot 695.
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