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Sylvain Kerspern - «D’histoire & d’@rt»

Défi html#10, octobre 2015 - le retour, octobre 2017


L'adoration des bergers

de Condé-en-Brie :

Charles Le Brun à 20 ans

ou

Michel Corneille vers 40?


Mise en ligne le 17 octobre 2017


Après avoir mis en ligne l'article de Moana Weil-Curiel sur le tableau de Condé-en-Brie remettant en cause celui dans lequel j'ai soutenu une attribution à Charles Le Brun, Didier Rykner m'a contacté en m'assurant de la possibilité d'un droit de réponse. Après l'avoir lu attentivement, il m'a semblé utile, en effet, d'apporter un certain nombre de précisions sur les informations données et les jugements portés tout à la fois sur mon article et sur mon travail en général et d'aborder ce qui fait la pertinence d'une attribution. Les contraintes de mise en page de La Tribune de l'art ne permettant pas les confrontations qui suivent, la mise en ligne s'en fait ici. L'ouverture singulière de son article m'oblige d'abord à rectifier certains points.
1. Questions de correction.
Ma thèse, La peinture en Brie au XVIIè siècle, citée dans la note 1 aurait certes pu mériter un autre titre. Aujourd'hui - je l'ai déjà  fait remarquer notamment dans les colonnes de la Tribune de l'art -, je l'intitulerais plutôt Peintres et mécènes en Brie au XVIIè siècle; sûrement pas La peinture et les grandes résidences en Brie au XVIIè siècle, comme Moana croit pouvoir le rectifier. En effet, elle ne se limite pas aux maisons des champs et autres châteaux (Chantemesle, Chessy, Fresnes, Guermantes, Pamphou, Sucy, Vaux-le-Vicomte, Coulommiers...) y compris Fontainebleau ou Montceaux, mais aborde aussi les décors d'église, voire ceux éphémères, et jusqu'à l'entretien des peintures. Il peut s'agir de commande de seigneurs, mais aussi de marguilliers et autres paroissiens ou de couvents, pour qui le terme de grandes résidences serait certainement impropre. Si j'ai pensé à un autre titre pour le temps où je m'attèlerai à sa publication révisée, ce que j'envisage pour mon site, c'est parce que son originalité foncière tient au fait, justement, que les commanditaires les plus "modernes" - noblesse de robe ou de finances comme Fourcy ou Foucquet - sont assez peu résidents; que la Brie ne comporte pas de foyer dynamique, à la différence de la Champagne où peignent  Létin ou Nicot, à Troyes, ou encore Hélart à Reims. Je sais gré à Daniel Ternois de m'avoir poussé à proposer un cadre pertinent au traitement d'une matière importante mais qui ne se limitait pas, justement, à l'action d'un foyer rayonnant, bref, qui permette de comprendre pourquoi tant de peintures aux statuts très divers, conservées sur place ou documentées, pouvaient avoir eu cette région pour destination alors même qu'on n'y connaissait aucun centre artistique de quelque importance au XVIIè siècle.
Je changerai encore d'autres choses aujourd'hui. Je reviens ici sur une erreur faite alors concernant Senelle, corrigée après avoir vu le tableau en restauration. J'espère aussi pouvoir assez vite réviser le statut de deux tableaux à Provins, agrégés alors à l'oeuvre de Vuibert, et pour lesquels j'envisage aujourd'hui une alternative plus pertinente. Pour autant, je crois que ce travail conserve l'essentiel de sa valeur non dans la collection d'attributions éventuelles qu'il renferme mais dans cette approche singulière de l'art qui consiste à mettre en présence les peintres et leurs commanditaires, pour en dégager une synthèse historique et cartographiée du goût, à partir des données sociologiques et économiques. J'en ai retiré le plus haut grade de l'université, et la plus haute mention alors.

Je note, par ailleurs, que Jacques Sarrazin signait Sarazin si je comprends bien le (sic) d'une des citations que Moana Weil-Curiel fait de mes argumentaires. C'est ce qu'a rappelé la belle exposition qui lui a rendu hommage à Noyon, à juste titre; mais elle soulignait aussi que l'usage, remontant au XVIIè siècle, de l'autre orthographe avait toujours prévalu, depuis les procès-verbaux de l'Académie, du temps de l'artiste. Dans son cas, il n'importe qu'à demi, car cela ne change guère le sens ni ne masque une information; à la différence de Baullery (qui peut, suivant la remarque que m'avait faite Sylvie Béguin, renvoyer à une origine flamande, comme Caullery) ou Brebiette (rappelé par Maxime Préaud, qui signale directement le rapport aux ovins, et peut-être aussi l'origine pastorale de sa famille briarde, alors que Brébiette nous en éloigne). Ajoutons-y mon nom qui en s'écrivant non pas Kespern mais Kerspern, provient de l'assemblage breton de ker (lieu habité) et spern (épine, voire aubépine). Ce qui peut expliquer une forme de ténacité qu'avait soulignée Daniel Ternois lors de ma thèse, faisant une qualité de ce que d'autres, parfois, prennent pour un défaut. Par ailleurs, j'essaie, le plus possible, de débarrasser ma personnalité de ses épines...

Jean Senelle, L'adoration des mages, 1636. Meaux, cathédrale.

Si j'avais connu plus tôt l'existence du tableau de Condé-en-Brie (du nom de la région qui ne correspond évidemment pas à la seule Seine-et-Marne, soit dit en passant), je l'aurais certainement inclus dans ma thèse, d'autant que Moana complète l'historique en en faisant un don du châtelain : cela laisserait ouverte la possibilité d'un tableau d'autel pour la chapelle d'un édifice appartenant au XVIIè siècle aux Condé. Mais je ne l'ai découvert, et fait aussitôt le rapprochement avec Le Brun, qu'en 2013. Revenons maintenant sur son cas à la lumière de la proposition de Moana Weil-Curiel.
2. L'atelier de Vouet.
Je ne pouvais, évidemment, passer en revue tous les élèves de Vouet. Sur cette question, tout en renvoyant à la répartition de Jacques Thuillier entre collaborateurs, élèves, disciples et spécialistes (du paysage, de la nature morte...), Moana n'est pas très rigoureux lorsqu'il évoque plusieurs générations présentes dans l'atelier.
"Depuis quelques années, une meilleure connaissance des membres de cet atelier, et la découverte de nouvelles œuvres (tableaux ou dessins), ont permis de distinguer progressivement le style de certains d’entre eux - le meilleur exemple étant sans doute celui d’Eustache Le Sueur. Ce constat est particulièrement valable pour les artistes de la seconde génération (Nicolas Chaperon, Charles Poërson, Jacques de Létin, etc.), dont quelques-uns (Francois Tortebat et Michel Dorigny, Jacques Sarazin et Michel I Corneille) rejoindront d’ailleurs la famille du Premier peintre."

D'abord, si on peut considérer qu'il le fut dans les faits entre 1628 et 1640, Vouet n'eut jamais le titre de Premier peintre que lui accorde trop généreusement Félibien. Surtout, ces lignes laissent entrendre que tous ces artistes seraient de la même génération alors que Chaperon est né en 1612, Poerson vers 1609, Létin en 1597, Tortebat en 1611, Dorigny en 1616, Sarazin en 1592 et Corneille en 1601-1603. Ils ne sont pas plus chronologiquement réunis par leur participation à l'atelier. Sarazin et Létin sont des compagnons de route en Italie et ne sauraient appartenir à cette "seconde génération"; et si le premier peut passer pour un collaborateur, en tant que sculpteur sur les chantiers où travaille Vouet, Létin ne semble intervenir dans un contexte vouétien en France qu'aux Jésuites de la rue Saint-Antoine, sans que l'on puisse dire si la commande était globalement passée à Vouet ou s'il se trouve que parmi les autres intervenants indépendants figuraient des collaborateurs déjà affirmés du maître, tels que Corneille et peut-être Poerson, en plus de Létin.

Jacques Thuillier1 n'envisage de séparer les générations qu'à propos des disciples en France. Il identifie une première vague en s'attardant sur Mignard, Dufresnoy, Belly, Vuibert, Quillerier, Corneille, Poerson, Chaperon et Tortebat; et une seconde en détaillant Dorigny, Le Sueur, Le Brun et Dauphin. Noël Quillerier, né en 1594, formé par Georges Lallemand en 1612-1617 avant son séjour dans les années 1620 en Italie et que j'évoque ici, déjà peintre ordinaire du roi alors qu'il est encore à Rome en juin 1626, n'est, au fond, cité que pour accorder à Félibien le bénéfice du doute. Je l'aurais plus volontiers assimilé aux collaborateurs tels Perrier et Sarazin, encore que la réalité de leur association ne soit pour l'heure plausible que pour les Minimes de Paris, en 1648, un an avant la mort de Vouet. Jacques Thuillier, en l'évoquant, témoigne surtout de ses doutes sur le fait qu'il ait pu être un disciple. Pour les autres, je crois qu'il faut bien parler de générations et envisager, avant tout, les dates de naissance; le passage chez Vouet correspond souvent à un deuxième temps d'apprentissage après un premier maître, entrant dans l'atelier comme disciple participant aux chantiers autour des vingt ans. Ainsi, Poerson aurait été d'abord formé chez Jean Le Clerc à Nancy; Mignard, assurément chez Jean Boucher à Bourges; Dorigny chez Lallemand. Dans cet esprit, Corneille appartient bien à la première génération et Poerson la clôt, mais tous deux semblent rejoindre Vouet plus âgés : le Lorrain vers 25 ans, l'Orléanais autour de 30 : un document atteste que Vouet lui verse des gages de 200 livres pour 1635.
1. Catalogue de l'exposition Vouet, Paris, Grand-Palais, 1990, notamment p. 23-60, 121. Retour au texte
Jacques Thuillier fait de 1635 une date pivot, avec pour corollaire un attrait moindre pour l'Italie après cette date. Je crois que c'est tout simplement circonstanciel, et notamment lié à la personnalité de Perrier qui a entraîné Mignard, Dufresnoy, Belly, Vuibert et Tortebat dans sa suite, lorsque, sans doute déçu de ne pouvoir travailler indépendamment, il retourne à Rome. Son influence sur l'art français, qui touche aussi, outre Le Brun, un Charles Errard ou un Pierre Lemaire, est à mon sens encore largement sous-estimée. De fait, contrairement à ce qu'écrit Jacques Thuillier, Le Brun ira bien à Rome, et Dauphin sera peintre de la cour de Savoie à Turin.

François Perrier, Sacrifice d'Iphigénie.
Huile sur toile. 212,7 x 154,5 cm.
Dijon, Musée des Beaux-Arts.
Je ne m'écarte pas de mon propos : la question du rapport à Vouet est centrale pour le tableau de Condé, je crois au moins avoir été parfaitement convaincant sur ce point. Si l'on reprend la terminologie de Jacques Thuillier, son auteur n'est assurément pas un spécialiste, nous sommes face à une peinture d'histoire menée d'une seule main; entre collaborateur et disciple, il me paraît nécessaire de le considérer comme un disciple tant il remâche les compositions du maître.

Cela explique qu'à aucun moment je n'ai envisagé qu'il puisse s'agir de Létin. J'aurais pu également citer Perrier, car je pense que le spectaculaire berger de droite dérive d'une certaine façon de son goût, sensible par exemple dans le Sacrifice d'Iphigénie de Dijon, plus que de celui de Vouet lui-même. Mais pour rester sur le cas de Jacques de Létin, si on doit prendre acte du fait qu'il soit cité par Félibien parmi les personnes de l'entourage de Vouet, plus ou moins marquées par lui, peut-être sur la foi de leur participation commune au décor de Saint-Louis-des-Jésuites, le rapport stylistique me semble, au final, assez ténu : s'il a bien regardé son aîné, son style très personnel est plus mouvant et doit, à mon avis tout autant, sinon plus, à Lanfranco.

C'est un artiste que je connais bien et depuis longtemps, puisque je l'ai rencontré via certaines de ses peintures à Provins et alentour intégrées à ma thèse. J'ai eu alors l'occasion de lui attribuer un Tobie conservé dans une église au nord de Provins. Je suis également responsable d'une proposition en sa faveur pour un Martyre de sainte Catherine pour lesquels les noms de Stella et de Vignon avaient d'abord été avancés; elle semble avoir suffisamment convaincu pour que le musée de Troyes, sa ville natale, s'en porte acquéreur.

Perrier et Létin n'étaient donc pas envisageables pour moi, d'autant moins que leurs styles sont assez bien repérés. Si j'ai cité Corneille, je n'y crois pas plus, parce qu'il dispose par ailleurs, lui aussi, d'un corpus désormais confortable. Il se trouve que c'est moi qui ait fait l'attribution du Mariage de la Vierge en largeur lorsqu'il a réapparu en 2013, avant de passer en vente chez Sotheby's New York en 2015 (le 30 janvier, non le 30 juin), comme la notice du catalogue l'affirme. Coïncidence, j'en ai eu connaissance quelques semaines après avoir découvert le tableau de Condé. Malgré l'agneau, cela ne m'a pas pour autant conduit à changer mon opinion - ni d'ailleurs à y voir un Le Brun!

Si je n'ai pas pensé, une seule seconde, à Michel Corneille pour la Nativité  briarde, c'est surtout parce que vers 1640, date de départ imposée par lesdites références aux oeuvres de Vouet, je n'imagine pas le peintre de Jacob et Esaü citer avec autant de gourmandise le maître, quand bien même celui-ci serait depuis 1636 l'oncle de son épouse : son mariage n'est pas le déclencheur mais la conséquence de leur proximité. A mon sens, le peintre de Condé est en pleine immersion dans l'art de Vouet, qu'il souhaite assimiler voire phagocyter, ce qui signifie qu'il vient de s'y abandonner; ce n'est certes pas le cas vers 1640 de Corneille; son may de 1644 atteste qu'au plus tard à cette date, il a voulu s'affranchir de son lyrisme au profit d'un art plus mesuré, en s'inspirant de Raphaël.

Voilà pour l'esprit. Entrons dans le détail.

Jacques de Létin, Départ (ou retour?) de Tobie.
Huile sur toile. 180 x 275 cm.
Villiers-Saint-Georges, église.

Jacques de Létin, Le martyre de sainte Catherine.
Huile sur cuivre. 23 x 18,6 cm.
Troyes, Musée des Beaux-Arts (naguère chez Gui Rochat puis galerie Alexis Bordes).

Michel Corneille (le père), Le mariage de la Vierge.
Huile sur toile. 238,8 x 382,3 cm.
Vente Sotheby's New York 30 janvier 2015.
3. Si jeunesse savait...
En premier lieu, ce qui précède explique facilement que je sois un peu étonné de la conclusion du deuxième paragraphe évoquant des maladresses « qui trahissent l'oeuvre, le faire, d'un peintre encore jeune ». L'année de naissance de Michel Corneille n'est pas assurée; la date de 1603 environ, que l'on privilégie aujourd'hui, se base sur le témoignage de Félibien; le billet d'enterrement de l'Académie lui donne 65 ans en juin 1664, confirmé par Jal, qui se trompe sur l'âge. Beauvais de Préau, érudit orléanais, le dit né en 1601. Qu'il soit né en 1601 ou en 1603, peut-il être considéré comme encore jeune, entre 35 et 40 ans, les ouvrages de Vouet qui nourrissent le tableau de Condé le situant au plus tôt en 1639-1640? Qu'en dehors du Jacob et Esaü d'Orléans, de 1630 et qui montre déjà un beau métier, nous n'ayons pas de repère daté incontestable avant le tableau pour les Jésuites du Faubourg Saint-Antoine, cernable par les armoiries de Cinq-Mars entre 1639 et 1642, ne signifie pas pour autant qu'il ait si peu peint qu'il puisse être encore « jeune » quand bien même on s'en tiendrait à ce point de vue. Le malheur voulant, selon Moana, que la sénilité le saisisse à moins de 60 ans.

Michel Corneille (le père) Jacob et Esaü.
Huile sur toile. 115 x 125 cm.
Orléans, Musée des Beaux-Arts.

Michel Corneille (le père),
Saint Louis recevant la couronne d'épines des mains du Christ.
Huile sur toile. 282 x 356 cm.
Paris, église Saint-Paul-Saint-Louis.
Moana Weil-Curiel invoque des maladresses signalées par Bénédicte Gady dans le catalogue de l'exposition de Lens pour le Martyre de saint Jean l'évangéliste de Le Brun. Il n'est jamais facile de juger de la réussite d'une oeuvre, parce qu'il faut bien connaître l'intention du peintre; ce d'autant plus que l'oeuvre est d'un passé assez lointain. L'un des dangers dans l'approche de cette époque réside dans la tentation d'évaluer une oeuvre antérieure à la création de l'Académie royale de peinture et de sculpture en se fiant au corpus théorique qu'elle a progressivement constitué.
Charles Le Brun a manifestement accompagné le courant « précieux » d'un Vignon, d'un Brebiette ou d'un Senelle, prompt à la licence picturale. Pour un effet, ces peintres sont prêts à revenir sur un détail initialement élaboré avec correction, au sens académique. On ne peut alors pas parler de maladresse, puisque c'est précisément un effet recherché. Dans le cas du Martyre de saint Jean l'évangéliste, je tiens à le redire ici, le fait que Le Brun ne change pas, du bozzetto au grand tableau, la position masquée du grand-prêtre accusateur, devrait nous inciter à considérer une volonté maîtrisée. L'effet, pour lui, pourrait avoir consisté dans l'écho que son visage et son bras droit font avec ceux du martyr, sans que l'accusateur ne prenne une importance trop spectaculaire.

Le passage de l'esquisse au retable permettant de percevoir l'économie de l'image, force est de constater que l'essentiel pour Le Brun est ailleurs. Initialement, l'oblique traversée par l'arabesque des différents protagonistes terrestres conduisait le regard de saint Jean vers une zone sombre, peu suggestive d'un salut auquel aspirer. La correction apportée dans le tableau final y déplace les angelots pourvoyeurs de palmes et de couronnes et rend tout de même un peu plus sensible le jeu des regards du martyr et du prêtre. Modifier la position de ce dernier aurait demandé à bouleverser complètement la composition pour un souci de clarté qui peut être, à cette date, celle d'un Poussin ou d'un Stella, pas nécessairement celle d'un Vouet. De fait, le Saint Eustache de l'église éponyme de Paris de ce dernier, qui semble le modèle de Le Brun, éclaire, si j'ose dire, des dispositions d'une lisibilité peu évidente par la science de la lumière rappelant les débuts caravagesques du peintre.

Je suis tout aussi interloqué par la supposée absence de « morceau de bravoure » du tableau de Condé-en-Brie. D'abord, il est évident que la production de jeunesse de Le Brun ne comporte pas à tout coup semblables morceaux : ce n'est donc pas un argument de poids. D'autre part, selon moi, l'impressionnante figure du berger en est un, au même titre que l'agneau au tout premier plan ou la nature morte de fragments antiques. J'y reviens plus loin.

Enfin il est un peu dommage de sortir des citations de leur contexte pour les monter en épingle et annuler tout l'effort dont témoigne ledit contexte. Il m'a semblé ne pas devoir insister plus que cela, par exemple, sur les comparaisons pouvant servir à confirmer l'attribution du bozzetto allemand; ce qui ne veut pas dire que je n'en ai rien dit. En réalité, j'ai analysé soigneusement le travail de Le Brun pour mettre en place rapidement une esquisse, sensible aussi bien dans celle de Munich que dans celle de Carnavalet pour Le martyre de saint Jean l'évangéliste, justifiant une communauté d'écriture, ce qui n'est pas rien.
Charles Le Brun,
Le martyre de saint Jean l'évangéliste, 1642.
Bozzetto. Toile, 64,5 x 52,5 cm.
Paris, Musée Carnavalet
- Toile, 282 x 224 cm.
Paris, église Saint-Nicolas-du-Chardonnet.
Charles Le Brun,
Le martyre de saint Jean l'évangéliste, 1642.
Bozzetto. Toile, 64,5 x 52,5 cm.
Paris, Musée Carnavalet
Simon Vouet,
Saint Eustache et sa famille refusant de sacrifier aux idoles.
Toile, 300 x 260 cm.
Paris, église Saint-Eustache.
Charles Le Brun,
Le martyre de saint Jean l'évangéliste, 1642.
Bozzetto. Toile, 64,5 x 52,5 cm.
Paris, Musée Carnavalet
- Nativité.
Esquisse, 31,5 x 28 cm.
Munich, Bayerisches Nationalmuseum.
Plus généralement, dans l'étude initiale sur le tableau de Condé-en-Brie, j'ai mis en place le parcours de Charles Le Brun et posé la question de son rapport à Vouet dans toute sa complexité. Je crois avoir dessiné un cheminement que le catalogue de l'exposition de Lens n'a pas particulièrement remis en cause, pour n'être pas plus rentré dans le détail que moi. De cela, des regards de Le Brun sur Vignon, Perrier, Vouet, Rubens ou Stella, Moana semble faire peu de cas, au risque de passer à côté de ce qui se joue dans l'oeuvre, car je crois que Vouet seul ne suffit pas à donner un contexte au tableau de Condé et à sa préparation.

Vous comprendrez que je n'envisage pas, de fait, de reprendre ici les argumentaires déjà longuement déployés et si facilement éludés. Je crois utile, en revanche, de procéder à un certain nombre de rapprochements visuels en reprenant les remarques de Moana Weil-Curiel pour en évaluer la pertinence. Il appartiendra ensuite à chacune et chacun d'entre vous d'en tirer les conclusions qui s'imposent, ou non.
4. Corneille-Le Brun : le match.
L'enfant Jésus et les angelots.
L'enfant dans la crèche est l'un des éléments qui m'ont amené à la conviction en faveur de Le Brun. La tête me paraît témoigner d'un des apports de l'enseignement de Vouet par le dessin, par sa construction naturaliste basée sur le cercle, qui rompt avec les figurines « précieuses » antérieures, plus proches de Vignon. C'est ce travail sur le cercle qui dessine jusqu'à l'arcade. On le voit dans la Nativité comme dans l'Enfant sur les genoux de la Charité. Par ailleurs, je ne vois pas comment on peut envisager de comparer un nouveau-né avec la jeune Marie - puisque Moana voudrait rapprocher celui de Condé de celle de la Présentation de la Vierge de Dijon, de Corneille - en dehors du fait de remarquer qu'il s'agit de deux profils. Il me semble pourtant - avec ce haut front, ce nez retroussé, cette joue tombante à Condé - que la ressemblance ne s'impose pas alors qu'elle en rapproche le dessin de Stockholm. Quant aux angelots, outre que la remarque sur le méchage me semble contestable, je crois que l'essentiel est dans le travail particulier des yeux, à l'entourage gonflé au point de dessiner un pli avec la joue. En regard, les angelots d'Orléans, en semblable position, pas plus que ceux du tableau de Saint-Paul-Saint-Louis, aux faces larges et caractéristiques de Corneille, ne soutiennent le rapprochement.
Charles Le Brun, La Charité, détail. Dessin. Stockholm, NM Nativité, détail. Condé-en-Brie, église Michel Corneille, La présentation de la Vierge au Temple, détail. Toile. Dijon, Musée des Beaux-Arts.
Charles Le Brun, L'enfant Jésus bénissant les instruments de la passion. Gravure. Rennnes, Musée des Beaux-Arts Nativité, détail. Condé-en-Brie, église Michel Corneille,
La Vierge présentant l'Enfant à saint François-Xavier, détail.
Toile. Orléans, Musée des Beaux-Arts.
Typologie de Marie, et construction du visage chez Corneille.
Il me semble difficile de voir dans la forme du visage, ronde et lourde, de la Vierge de Condé une parenté avec celle d'Orléans plus nette qu'avec la femme de L'aurore (ou des figures de l'Allégorie Sublet, notamment). Marie telle qu'elle apparaît à saint François-Xavier offre un visage dissymétrique sans doute issu de Vouet - on le retrouverait chez Létin, compagnon de route en Italie, ou chez Senelle, notamment - que Corneille use volontiers, même lorsque cela ne correspond pas à la caractérisation psychologique chez le maître, qui s'en sert pour manifester un élan de l'âme ou simplement un regard vers le haut.
Charles Le Brun, L'aurore, détail. Gravure. British Museum Nativité, détail. Condé-en-Brie, église Michel Corneille,
La Vierge présentant l'Enfant à saint François-Xavier, détail.
Toile. Orléans, Musée des Beaux-Arts.
Du muscle.
Le Brun jeune poursuit la musculature flottante de Perrier, ses torses puissants et ses bras ondulants. Corneille est plus arrêté et sculptural, peut-être encouragé par l'exemple de son beau-frère Jacques Sarazin. De fait, je peine à comprendre le rapprochement proposé par Moana Weil-Curiel avec le berger de la Présentation de la Vierge au Temple de Dijon. La mort de Cléopâtre de Portland comme les soldats au tombeau du Christ de la voûte de la chapelle de Saint-Nicolas-des-Champs confirment ce traitement qui le conduit à détailler les muscles, déjà sensible dans Jacob et Esaü d'Orléans (1630).
Charles Le Brun, étude pour le satyre de L'aurore. Sanguine et rehauts blancs. 34,7 x 29 cm. BnF Nativité, détail. Condé-en-Brie, église Michel Corneille, La présentation de la Vierge au Temple, détail. Toile. Dijon, Musée des Beaux-Arts.
Drapés.
Il s'agit souvent d'une pierre de touche pour un artiste. Le peintre de Condé l'arrange de façon sculpturale, en ménageant des facettes séparées d'arêtes vives, en conférant aux plis de l'écharpe qui se cassent en successions de segments un aspect minéral. Je ne vois rien de comparable chez Corneille : dans le tableau d'Orléans, les habits de la Vierge sont traitées en rondeur et souplesse, « à la Vouet »; et si le surplis de saint François-Xavier est plus raide, il ne cherche pas la densité et l'ampleur sensible dans la Nativité... et chez Le Brun. Quant au tableau de Dijon, il montre un recours un peu systématique aux plis parallèles d'une sagesse sans rapport avec le tableau de Condé.
Charles Le Brun, La Charité, détail. Dessin. Stockholm, NM Nativité, détail. Condé-en-Brie, église Michel Corneille, La Vierge présentant l'Enfant à saint François-Xavier, détail. Toile. Orléans, Musée des Beaux-Arts.
D'après Charles Le Brun, Allégorie sur le ciel de naissance du dauphin Louis. Gravure. BnF Nativité, détail. Condé-en-Brie, église Michel Corneille, La présentation de la Vierge au Temple, détail. Toile. Dijon, Musée des Beaux-Arts.
Chromatisme.
Le sujet est toujours délicat, les oeuvres ne vieillissant pas toutes de la même façon. Pour en juger, il faudrait disposer d'un autre exemple de l'époque proposant les couleurs de convention qui sont celles de la Vierge, bleus et rouges éclatants, ce qui infléchit nettement la palette. Pour un tout autre sujet, on retrouve le rouge éclatant de la robe dans La jeunesse (coll. part.). Je ne sais ce que le vert du manteau de la vieille femme (qui ne peut être saint Anne, la mère de la Vierge, jamais représentée dans une Nativité ou une Adoration des bergers) a de particulier. Ne ressemble-t-il pas aux lauriers tenus par les angelots du Martyre de saint Jean l'évangéliste? N'est-ce pas celui que Perrier emploie pour Le sacrifice d'Iphigénie? Quoiqu'il en soit, le choix d'une couleur précise fait rarement un peintre.

En revanche, ce qui me frappe, c'est la variété dont l'artiste fait étalage dans les carnations, des plus pâles au plus chaudes, rouges ou hâlées; regardez par exemple le traitement différencié des angelots du Martyre de saint Jean l'évangéliste, dès la préparation, et de la Nativité. Corneille aurait pu faire semblable distinction pour Jacob et Esaü, pour différencier le chasseur du cadet; il n'en a rien fait, et s'il lui arrive de moduler les teints, il ne recherche pas tant les contrastes. De ce point de vue, le coloris me semble bien celui de Le Brun tel qu'il se manifeste dans les deux Martyre de saint Jean l'évangéliste ou Le Christ à la colonne du Louvre, possible héritage, à nouveau, de Perrier.
Charles Le Brun, Le martyre de saint Jean l'évangéliste, 1642. Toile, 282 x 224 cm. Paris, église Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Nativité, détail. Condé-en-Brie, église Michel Corneille, La présentation de la Vierge au Temple. Toile, 184 x 135 cm. Dijon, Musée des Beaux-Arts.
Méchage personnel.
Moana Weil-Curiel évoque le méchage de l'enfant Jésus. J'ai, pour ma part, remarqué celui des différents personnages, enfants, anges ou hommes, parsemé de boucles. Corneille frise volontiers ses personnages, mais c'est sans commune mesure avec les ondulations luisantes qui se voient dans le tableau de Condé. Or c'est le type de coiffure de la Charité et de l'enfant dans son dos; on le retrouve, plus discipliné dans le jeune homme du pied de la thèse Effiat (Metropolitan Museum, 1642).

Michel Corneille, La présentation de la Vierge au Temple, détail. Toile. Dijon, Musée des Beaux-Arts.

Michel Corneille, La Vierge présentant l'Enfant à saint François-Xavier, détail. Toile. Orléans, Musée des Beaux-Arts.
Charles Le Brun, La Charité, détail. Dessin. Stockholm, NM Nativité, détail. Condé-en-Brie, église
Charles Le Brun, pied de Thèse Effiat, détail. Dessin. Metropolitan Museum
Festival de facture.
Ce méchage participe d'une facture brillante qui se délecte des effets de matière - autant de discrets « morceaux de bravoure ». Les détails ci-dessous les confrontent avec ce qui se voit chez Charles Le Brun vers 1640 : l'artiste joue de la juxtaposition de pilosités animales ou humaines détaillées par mèches, de drapé aux arêtes brisées et empâtés ou mollement mouillées, de carnations lisses aux tons variés. On en trouverait encore d'autres exemples au long de la carrière du futur Premier peintre du roi (par exemple, le Portrait de Dufresnoy du Louvre, que je crois peint à Rome et qui a été catalogué comme tel dans l'exposition de Lens, ou la peau de bête du petit saint Jean de la Sainte famille, dite le Silence du Louvre), certainement pas chez Corneille. Je voudrais en profiter pour rajouter une gravure trouvée en travaillant sur Stella et les traductions faites de son oeuvre par Gilles Rousselet. Elle montre un Saint Jean-Baptiste cataloguée par Véronique Meyer, qui a proposé un rapprochement avec Guido Reni. J'ai immédiatement songé à l'ami du graveur, Charles Le Brun, pour ce travail sur les textures, admirablement restitué par Rousselet. Deux versions peintes (dont une mise en évidence sur les réseaux sociaux par Vladimir Nestorov, qui a suscité pareil rapprochement avec Le Brun par Nicolas Milovanovic) peuvent être mises en rapport, si ce n'est que le visage n'a pas la rondeur de l'estampe : le visage allongé, au nez droit, n'est pas sans évoquer celui de Le Brun. Pour elles, le dossier reste ouvert - ne serait-ce que par l'existence de deux versions. Le cas de l'invention de la gravure me semble entendu.


Nativité, détail. Condé-en-Brie, église
Charles Le Brun, Hercule et les chevaux de Diomède, détail. Toile. Nottingham, Museum
Charles Le Brun, Le martyre de saint Jean l'évangéliste, 1642, détail. Toile. Paris, éeglise Notre-Dame-du-Chardonnet
Charles Le Brun Charles-Alphonse Dufresnoy (1643-1645).
Huile sur toile, 73 x 59 cm. Louvre
Ici attribué à Charles Le Brun, gravé par Gilles Rousselet
Saint Jean-Baptiste. Gravure. BnF
Charles Le Brun? Saint Jean-Baptiste.
Huile sur toile. 100 x 80 cm (environ? avec cadre?). Fondettes (37), église
Charles Le Brun? Saint Jean-Baptiste.
Huile sur toile. 86 x 75 cm. Passé en vente en 2016
Charles Le Brun Portrait de Jabach et de sa famille, vers 1660.
Huile sur toile, détail de l'autoportrait de Le Brun. Metropolitan Museum
Charles Le Brun? Saint Jean-Baptiste.
Huile sur toile. 100 x 80 cm (environ? avec cadre?). Fondettes (37), église
L'alternative de Moana devrait inciter à réfléchir sur la méthode dans l'argumentaire d'une nouvelle attribution, pour établir sa pertinence. Je ne reprends pas la perception de la jeunesse d'un artiste, discutée plus haut. Je ne crois pas plus que faire reposer la proposition sur des rapprochements, parmi les six ouvrages illustrés, avec une nouvelle attribution faite d'autorité (fig. 8), et qui ne s'impose pas d'elle-même au seul regard, et une autre toujours discutée (et envisagée par certains pour Le Brun), celle du tableau de Nancy soit de nature à dépasser la subjectivité du jugement d'un seul.

Sur ce qui peut fonder une attribution, on trouvera des éléments dans l'étude que je mène ici. Il y a évidemment différents niveaux d'assurance dans le travail d'attribution, perceptibles dans toute tentative de catalogue raisonné tel celui que je mets en ligne actuellement sur Jacques Stella. Mon site en propose un certain nombre, du dossier ouvert par une ou plusieurs hypothèses de travail (le tableau de Rozay-en-Brie, le cas d'Horace Le Blanc...) à la ferme conviction (pour Champaigne, Dubois, de Sève...). L'attribution faite au jeune Le Brun du tableau de Condé et de son esquisse préparatoire relève de cette dernière catégorie, fut-elle audacieuse au regard du nom. De fait, elle n'est, en rien, un choix fait, un peu à la légère, parmi les élèves de Simon Vouet mais bien une conviction née d'une intuition ensuite étayée sur une démonstration qui s'appuie sur une connaissance approfondie de l'artiste - et de celle de Corneille ou de Létin, et de quelques autres... - et de ce qui traverse son art alors, et celui de l'époque. Je ne me vois donc décidément pas la bailler à Corneille.

Sylvain Kerspern, Melun, octobre 2017


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